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Avril 2011
LA LUTTE DES CLASSES DANS L’AIRE ARABE.
1/ INTRODUCTION
« La position de la gauche communiste se distingue nettement , non seulement de l’éclectisme tactique amateur de manœuvres, mais aussi du simplisme grossier de ceux qui réduisent toute la lutte de classe au binôme, toujours et partout répété , de deux classes conventionnelles qui seraient les seules à agir. La stratégie du mouvement prolétarien moderne s‘ordonne selon des lignes précises et stables , valables pour toutes les hypothèses d‘action future, qui doivent être appliquées aux différentes aires géographiques composant le monde habité, et aux différents cycles historiques.» (Les révolutions multiples. A.BORDIGA Mai 1953)
Pour comprendre la dynamique de la lutte des classes dans cette aire il faut déterminer précisément à quel stade le MPC (mode de production
capitaliste) y est parvenu et à quel niveau de développement se trouvent les différentes classes sociales en présence et en conflit. Un autre aspect de la question réside dans l’environnement international et la période historique dans laquelle ces luttes se développent.
En ce qui concerne le premier point nous devons prendre en considération l’histoire de cette aire, les modes de production qui l’ont dominée jusqu’à la colonisation par les européens, puis celui qui s’est imposé pendant la colonisation et après les révolutions anticoloniales.
Pour le second point nous devons prendre en compte le colossal développement du capitalisme à l’échelle mondiale et la domination impérialiste de certains Etats sur des aires entières, qui permettent encore à la bourgeoisie d’enrayer tout mouvement de réunification de la classe ouvrière sur des positions révolutionnaires et par conséquent de maintenir son ordre contre-révolutionnaire et chercher à le consolider.
C’est une des raisons qui conduisent les marxistes à considérer avec le plus vif intérêt tout ce qui tend à créer un déséquilibre dans l’ordre mondial établi, même lorsqu’il s’agit de guerres et de conflits entre puissances impérialistes.
Si depuis 1945 le MPC a assuré sa domination réelle sur la société dans l’aire euro-nord-américaine, puis étendu cette domination à l’aire slave, dans la plupart des autres zones de la planète il existe encore des obstacles importants à son parachèvement et même, ce qui est le cas de l’Afrique et en partie de l’aire arabe, à son effectuation.
Ces obstacles sont d’ordre internes, des superstructures inadaptées et qui répondent aux intérêts de couches sociales minoritaires et conservatrices; et d’ordre externe, l’impérialisme, qui soutient les premières. Car c’est en favorisant l’accession au pouvoir de ces couches sociales nationales que les anciennes puissances colonialistes et les nouvelles puissances impérialistes ont pu enrayer toute transcroissance des révolutions anticoloniales et les bloquer à un niveau infra-bourgeois, tout en s’assurant d’une emprise économique sur les anciennes colonies.
Pour que le capital parvienne à dominer réellement l’ensemble de la société, il ne suffit pas qu’il développe la grande industrie dans quelques secteurs de production et qu’il crée un secteur tertiaire à l’image des vieilles puissances bourgeoises occidentales. Il doit généraliser les mécanismes de la soumission réelle du travail au capital à l’ensemble de la production et de la circulation, ce qui suppose qu’il ait éradiqué les restes de mode de production et de circulation précapitalistes et qu’il se soit débarrassé des classes sociales correspondantes. Enfin il doit mettre en adéquation les superstructures politiques et idéologiques avec les fondements économiques et sociaux: la démocratie.
Au travers de la démocratie, ce n’est plus telle ou telle fraction de la bourgeoisie qui domine la société ou l’expression d’un compromis entre bourgeoisie et anciennes classes dominantes, mais le capital lui-même, et l’Etat y devient un organe à son service, qui répond au mieux aux besoins de son être.
Mais en même temps, la démocratie est le terrain politique sur lequel peut se développer de la manière la plus pure la lutte des classes moderne, celle qui met aux prises la bourgeoisie et le prolétariat, terrain débarrassé des luttes contre les classes obsolètes des anciens régimes mais aussi terrain sur lequel le prolétariat obtient le plus de facilités et de libertés d’action.
En outre le développement des forces productives peut y atteindre son maximum, aiguisant d’un côté les contradictions fondamentales et insurmontables du MPC, et rendant d’un autre toujours plus possible et nécessaire le communisme, par la socialisation toujours plus poussée de la production et l’universalisation du prolétariat lui-même.
D’un autre côté, le triomphe du capital et de la démocratie s’accompagnent du renforcement de la puissance du premier (renforcement évident depuis 1945!) et de la mystification de la seconde (momentanément affaiblie lors des crises) qui n’est que la forme politique adéquate à la domination réelle du capital sur la société.
On ne peut pas ici développer tous ces points, ni même aborder tous les aspects de la domination réelle du capital sur la société, mais il faut tenir compte de deux caractéristiques de celle-ci.
La première concerne l’intégration du prolétariat par la production de plus-value relative et le surprofit, ce qui constitue la base économique et matérielle de l’intégration des syndicats et des fractions opportunistes des partis ouvriers ( après 1945 tous les partis ouvriers sont passés dans le camp de la bourgeoisie, depuis les partis sociaux-démocrates de la 2° Internationale en 1914,jusqu’aux partis communistes de la 3° Internationale après 1928 et les groupes trotskystes de la 4° après 1936) dans les rouages des constitutions bourgeoises et de leurs Etats. Ceci signifie que ce n’est pas uniquement l’aristocratie ouvrière qui peut être intégrée, comme le pensait Lénine, sur la base étroite du colonialisme, mais l’ensemble de cette classe sur la base des mécanismes de la soumission réelle du travail au capital. L’impérialisme participe évidemment au renforcement de ces mécanismes et à cette intégration du prolétariat dans la communauté matérielle du capital, mais il peut se passer de la domination coloniale, même s’il ne le fait que contraint et forcé, comme l’histoire l’a amplement démontré. Ce qui compte dans l’impérialisme pour les nations capitalistes parvenues à ce stade de développement, c’est de s’assurer un contrôle efficace sur le marché mondial et d’imposer une division internationale du travail qui assure leur suprématie.
La seconde caractéristique c’est le développement des nouvelles classes moyennes salariées dont le nombre dépasse celui des prolétaires dans la plupart des pays de l’aire euro-nord-américaine. Leur rôle est absolument indispensable au capital et leur nature les situe entre bourgeoisie et prolétariat, mais contrairement aux petit-bourgeois, aux domestiques ou aux paysans dont le nombre est devenu insignifiant dans la société moderne, ce sont des salariés ne possédant pas la propriété des moyens de production ou de circulation, et ils subissent l’aliénation du travail salarié, sans toutefois en subir l’exploitation (production de plus-value).
L’ensemble de ces caractéristiques ont permis au capital et à la bourgeoisie de surmonter momentanément les contradictions du MPC et d’intégrer le prolétariat dans une communauté matérielle aux côtés des autres classes, en généralisant le salariat, c’est-dire en le noyant dans les nouvelles classes moyennes salariées et la bourgeoisie elle-même ( le fameux homme unidimensionnel de feu Marcuse), et en lui permettant d’accroître sa consommation tout en augmentant sans commune mesure son exploitation.
Du point de vue politique, les possibilités et libertés plus grandes d’action que le prolétariat avait pu tirer de la démocratie, surtout dans la période de transition de la domination formelle à la domination réelle du capital sur la société ( disons entre 1871 et 1914 pour l’aire euro-nord-américaine), se sont transformées, surtout face à la vague révolutionnaire de la décennie 1917/1927, en un carcan dont le fascisme, avec l’aide des forces légales de l’Etat démocratique et des forces opportunistes du mouvement ouvrier lui-même, souda efficacement les encoignures.
Parmi les moyens dont dispose la bourgeoisie pour enrayer toute réunification prolétarienne avec la démocratie figure en bonne place le système électoral. Système qui dans les Etats de l’aire arabe apparaît inachevé et grossièrement utilisée par une petite fraction de la bourgeoisie, quand ce n’est pas de la classe des propriétaires fonciers issue du despotisme oriental des civilisations arabes ou turques. Cet inachèvement de l’Etat bourgeois moderne et le caractère caricatural de ses mécanismes tant législatif s qu’exécutifs ou judiciaires, est un des obstacles au développement du MPC dans cette aire et à la domination de la bourgeoisie dans son ensemble Il constitue aussi dialectiquement une faille pour cette dernière.
Nous avons aussi évoqué la base économique de la domination réelle du capital et de l’intégration du prolétariat, or celle-ci ne peut pas pleinement s’épanouir sans une révolution dans les superstructures qui ouvre la voie à la démocratie et par la suite à un développement moderne de la société et des forces productives. De ce fait la bourgeoisie, en tant que classe, dans cette aire ne dispose pas des moyens politiques nécessaires à sa domination et au développement du MPC, ni évidemment des moyens matériels de l’intégration du prolétariat (la démocratie sociale, les amortisseurs etc.) et ne peut avancer dans cette voie sans l’intervention de ce dernier contre les régimes en place. D’où le peu d’entrain de ces bourgeoisies pour la lutte radicale contre les bureaucraties, clans et fractions qui monopolisent le pouvoir politique, et le fait qu’elles sont poussées en avant par des masses prolétarisées et d’une manière générale par la jeunesse. L’importance de cette dernière dans tout mouvement et toute situation révolutionnaire est d’autant plus déterminante dans cette aire que la population y est beaucoup plus jeune qu’ailleurs.
Un autre obstacle au développement du MPC et de la démocratie, qui vient compliquer particulièrement la lutte des classes dans cette aire, c’est l’emprise de l’impérialisme néocolonial, et son intervention constante pour maintenir le statu quo, même si chaque impérialisme national cherche à tirer profit de la situation au détriment des autres, ou cherche de nouvelles alliances dont il pourrait tirer profit. Le poids de cet impérialisme est d’autant plus écrasant que toute cette zone depuis l’Afrique subsaharienne jusqu’au Pakistan est à la fois un vaste réservoir pour les ressources énergétiques indispensables à la production capitaliste, une aire de circulation des marchandises de toute première importance, en particulier pour ces mêmes ressources énergétiques, et une immense zone stratégique à cheval sur l‘Afrique et l‘Asie, entre Méditerranée et Océan Indien. La vente d’armes y bat aussi son plein, ce qui constitue un marché juteux pour les nations impérialistes.
Enfin, le phénomène des délocalisations y trouve un terrain propice. Le maintien de régimes autoritaires, une vaste main-d’œuvre bon marché, jeune et souvent diplômée, relativement proche des pays d’Europe et où les langues européennes sont couramment parlée, souvent comme une seconde langue depuis la colonisation, constitue un attrait considérable pour des capitaux à la recherche de surprofits.
Si l’on se pose la question de savoir quel est le mode de production dominant dans toute cette aire, il ne fait aucun doute qu’il s’agit du mode de production capitaliste, mais que celui-ci, non seulement n’a pas atteint le même stade partout, qu’il existe des différences importantes, par exemple entre l’Egypte et l’Arabie Saoudite ou entre l’Algérie et la Lybie, mais encore n’a pas atteint le stade de la domination réelle du capital sur la société; mais surtout qu’il existe à côté de ces caractères purement capitalistes des résidus important des modes de production antérieurs et des classes sociales précapitalistes, ainsi que des superstructures totalement inadéquates et des idéologies périmées.
La crise mondiale de 2007/2010 et ses répliques ont créé des déséquilibres dans les relations internationales et exacerbé toutes ces contradictions, à commencer par la situation insupportable des masses prolétarisées du Maghreb, et surtout de sa jeunesse, qui ont lancé le mouvement en Tunisie et provoqué la vague déferlante dont les effets sont encore loin d’être épuisés. Partout des prolétaires ont été aux avant-postes et ont forcé la voie aux autres couches opprimées, ainsi qu’aux fractions bourgeoises écartées du pouvoir. Mais nulle part ils ne sont parvenus à se constituer en une classe indépendante et un parti distinct. Or même s’il n’y parviennent pas, il faut considérer les résultats et leurs effets à l’échelle mondiale:
« Dans les pays d’Asie où dominent encore l’économie locale agraire de type patriarcal et féodal , la lutte, y compris politique, des quatre classes, est un facteur de victoire dans la lutte communiste internationale, même si elle aboutit dans l’immédiat à l’instauration de pouvoirs nationaux et bourgeois: tant par la formation de nouvelles aires où seront à l’ordre du jour les revendications socialistes, que par les coups que ces insurrections et ces révoltes portent à l’impérialisme euro-américain. » (Les révolutions multiples)
Depuis 1953, la situation internationale et celle de l’aire arabe ont considérablement évolués. Mais dans ces grandes lignes la stratégie du prolétariat est invariante. Et l’on ne peut nier aux prolétaires de cette aire la possibilité de lutter pour leurs intérêts de classe avant même que ceux d’aires plus avancées du point de vue capitaliste n’aient réussi à rompre avec l’apathie et la collaboration de classe.
En premier lieu, à l’exception de la Palestine, tous les pays arabes ont acquis leur indépendance.
En second lieu, comme nous l’avons affirmé ci-dessus, le MPC s’y est développé, même si c’est dans des formes impures et souvent greffées sur des formes précapitalistes anciennes, et le prolétariat s’y est également développé.
Enfin, le retour des crises mondiales frappe particulièrement les prolétaires de cette aire, suscitant des réactions et des luttes qui, même si sur le plan politique ne dépassent pas le stade du mouvement populaire interclassiste et démocratique, sont déjà sur le plan économique et social des luttes qui inquiètent l’ensemble de la bourgeoisie internationale. D’autant que ces prolétaires sont souvent en contact avec ceux, issus de l’immigration, et qui, depuis des années déjà, constituent des éléments remuants au cœur des métropoles impérialistes.
Avec la lutte des classes dans le monde arabe le spectre du prolétariat et du communisme reviennent hanter le monde et la bourgeoisie.
Cette lutte a révélé aux yeux du monde la profonde connivence des bourgeoisies impérialistes et de leurs personnels politiques avec les pouvoirs des régimes arabes, et en première ligne de la bourgeoisie française, empêtrée jusqu‘au cou dans les « affaires » tunisiennes.
Ces bourgeoisies qui n’ont dans la bouche que les mots de liberté, droits de l’homme et démocratie pour museler leurs prolétaires ont montré à quel point elles étaient solidaires des régimes militaires et monarchiques et des dictatures dans toute cette aire.
L’intervention de l’OTAN avec à leur tête les bourgeoisies les plus rapaces de toute l’histoire moderne, les bourgeoisies française, britannique et américaine, est le résultat d’un plan ignoble pour tenter de reprendre la situation en main tout en gagnant du terrain sur les derniers bastions liés à l’impérialisme russe et finalement consolider leur emprise impérialiste et chercher à prévenir l’éclatement de situations insurrectionnelles.
Si l’intervention de l’Arabie à Bahreïn n’a guère posé de problèmes, une intervention de l’OTAN en Syrie semble beaucoup plus délicate, alors que la situation s’enlise en Lybie.
Enfin, si la situation a été momentanément reprise en main par l’armée en Tunisie et en Egypte, la lutte n’a certainement pas encore donné tout son potentiel en Algérie où le prolétariat est nombreux et possède une vieille expérience de luttes, et seuls quelques signes avant-coureurs se sont montrés au Maroc.
Quelle que soit l’issue des évènements en cours , ils doivent rappeler aux révolutionnaire que la compréhension du cours historique, qui seule peut leur permettre d’en devenir tôt ou tard les protagonistes conscients, lorsque le prolétariat se reconstituera en classe et en parti de classe, ne peut se passer d’une intense activité théorique dont le marxisme demeure le cadre unique. Et surtout que le juste rapport dialectique entre crise et lutte des classes constitue le fondement de toute la prévision marxiste.
Nous développerons ce thème de la lutte des classes dans l’aire arabe, conçu non comme réponse à une simple situa tion contingente mais comme une contribution théorique à l’œuvre du parti historique de la classe ouvrière, en abordant la période des révolutions anti-coloniales.
« Vouloir lier la réalisation du programme communiste aux vicissitudes du cours historique d’une seule des grandes races de l’espèce humaine, c’est-à-dire des blancs caucasiens ou aryens ou indo-européens, en concluant que si ce rameau se trouve désormais au terme d’un cycle, plus rien de ce qui se passe au sein des autres races n’offre d’intérêt; c’est comme il est facile de le démontrer, le genre d’erreur grossière qui réunit en elle, bien plus que toutes les pires dégénérescences révisionnistes, toutes les erreurs anciennes et possible de tous les anti-marxistes. »
(Il programma comunista n°3. 1958)
OCTOBRE 2011
LA LUTTE DES CLASSES DANS L’AIRE ARABE.(2)
2/ SUCCESSION DES MODES DE PRODUCTION ET RÉVOLUTIONS MULTIPLES.
Le marxisme a isolé un certain nombre de formes sociales typiques correspondant à des modes de production historiques. La succession de ces formes et de ces modes de production n’est évidemment pas nécessairement identique dans toutes les aires, ni même pour des périmètres plus limités à l’intérieur d’une même aire habitée, même s’ils constituent des formes progressives du développement des forces productives humaines qui, par ailleurs, se manifestent par l’influence des formes les plus évoluées sur les formes inférieures.
Dans l’aire arabe nous devons distinguer des subdivisions qui ne furent unifiées réellement qu’ avec la révolution islamique à partir du VII° siècle après JC.
Par la suite et sous l’effet conjugué de cette révolution et de la crise interne aux empires Romain et Perse, cette aire fut élargie de la Péninsule arabique proprement dite au Proche et au Moyen Orient jusqu’aux confins de l’Extrême Orient, d’un côté, et jusqu’ à l’Atlantique et la péninsule Ibérique de l’autre.
Mais dans l’ensemble, ce qui a dominé dans cette aire, avec la dissolution de la communauté primitive avant la colonisation capitaliste, c’est le MPA (mode de production asiatique).
« 3.1.1- Dans l’aire occidentale, la succession des modes de production a été la suivante: le communisme primitif, sa phase de dissolution, la société esclavagiste antique, le féodalisme, le capitalisme.
- En Asie, ce fut: communisme primitif, forme asiatique, développement actuel du capitalisme.
- En Afrique, il en est de même. Cependant il y a des variations secondaires importantes liées à des données géographiques et historiques.
- En Amérique du Nord lors de l’arrivée des européens les divers peuples se trouvaient dans une société de dissolution du communisme primitif. Seulement, étant donné l’immensité du pays et la variété du peuplement, nous ne pouvons pas préciser. Avec Morgan, nous notons la similitude de la phase de ces peuples avec celle traversée par les Grecs avant la fondation de la cité Etat.
- En Amérique centrale et du sud , il y avait une forme de dissolution du communisme primitif qui s’apparente très bien avec la forme asiatique de production. Là encore l’immensité du pays et les différentes conditions de vie qu’il offre font qu’on ne peut que schématiser ici un phénomène certainement plus complexe.
Cependant ce qui fut important et l’est encore, dans la mesure où le capitalisme ne s’est pas pleinement développé, c’est de savoir comment a pu s’effectuer le passage de la forme asiatique de production au capitalisme, quel rapport cela peut-il avoir avec la révolution communiste. » (INVARIANCE N°6 Série 1. 1969)
Depuis la fin des révolutions anti coloniales, tout au moins depuis la rédaction des thèses d’Invariance, plus de quatre décennies se sont écoulées. C’est nécessairement en tenant compte du chemin parcouru depuis lors et de l’approfondissement de la théorie marxiste que l’on pourra sur la base de ces thèses affronter la question du devenir et des perspectives des luttes qui ont débuté en Tunisie fin 2010, sous les effets de la crise du capitalisme la plus grave depuis la 2°guerre mondiale.
Toutefois comme nous l’avons vu dans la première partie de ce texte, le MPC s’est étendu à la planète entière mais n’en est pas encore au même stade pour des raisons historiques que nous avons largement évoquées et que nous allons approfondir.
Par conséquent, la révolution communiste est mûre dans toutes les aires, et le prolétariat en est le seul protagoniste. Mais les rapports de classe ne sont pas non plus au même niveau de développement dans les différentes aires et la lutte de certaines classes autres que le prolétariat lui-même constitue un des éléments du devenir à la révolution communiste que le marxisme, loin de nier naïvement, à toujours pris en compte et justement évalué pour déterminer la stratégie et la tactique du parti prolétarien.
Il en est ainsi des paysans, et particulièrement des paysans pauvres et des paysans sans terre, mais encore, avec le passage à la domination réelle du capital sur la société, des nouvelles classes moyennes salariées.
La bourgeoisie, lorsque elle est une classe encore révolutionnaire est une classe déterminante de ce devenir, et même certaines fractions de cette classe quand elles sont écartées du pouvoir jouent un rôle que le parti révolutionnaire doit analyser précisément. Ainsi tant que la bourgeoisie n’est pas encore parvenue à l’indépendance nationale, elle peut jouer un rôle révolutionnaire. Ou encore tant qu’elle n’est pas arrivée à s’emparer de l’Etat et lui imprimer sa forme démocratique, nécessaire à l’exercice de son pouvoir en tant que classe hégémonique dans la société elle peut jouer un rôle progressiste contre les classes réactionnaires issues de l’ancien régime, comme les propriétaires fonciers.
Bien sûr, selon le degré de développement du prolétariat lui-même, cette bourgeoisie peut abdiquer son propre rôle historique par peur du prolétariat, comme ce fut le cas à plusieurs reprises en France et en Allemagne. Dans ces conditions c’est au prolétariat qu’échoue la tâche de parachever la révolution bourgeoise. Dans d’autres conditions encore, ou la bourgeoisie est numériquement insignifiante mais où un prolétariat s’est déjà développé du fait d’un capitalisme d’Etat ou de l’implantation coloniale de capitaux étrangers, le prolétariat et la paysannerie sont les protagonistes d’une telle révolution comme en Russie.
Dans les autres aires, essentiellement en Asie et en Afrique, la situation se présente encore différemment, du fait de la colonisation capitaliste. C’est ce qui suscita la question suivante au parti révolutionnaire après 1848:
« l’humanité peut-elle accomplir son destin sans une profonde révolution en Asie? » (Marx: La domination britannique en Inde. Cité par Invariance n°6 thèse 3-1-2 )
Ou encore si la révolution communiste triomphait en Europe occidentale qu’adviendrait-il alors que dans le reste du monde le MPC ne faisait que commencer à se développer?
« Comme le monde est rond, cette mission - la création par la bourgeoisie du marché mondial - semble achevée depuis la colonisation de la Californie et de l’Australie ainsi que de l’ouverture de la Chine et du Japon. Dès lors la question difficile pour nous est celle-ci: sur le continent la révolution est imminente et prendra un caractère socialiste, mais ne sera-t-elle pas forcément étouffée dans ce petit coin du monde? En effet, sur un terrain beaucoup plus vaste, le mouvement de la société bourgeoise est encore ascendant. »
(Lettre de Marx à Engels du 8/10/1858)
Mais cela signifiait-il qu’il faille attendre que le capitalisme se développe dans le monde entier avant que la révolution communiste puisse triompher?
En étudiant le cas de la Russie, Marx et Engels émirent l’hypothèse, contre de prétendus marxistes russes, que ce pays pourrait sauter par-dessus la phase capitaliste, si la révolution menée par les paysans et l’intelligentsia contre le despotisme asiatique tsariste, en s’appuyant sur les restes vivaces de communauté villageoise, était complétée par une révolution communiste dans l’aire occidentale. L’union internationale des révolutionnaires et le transfert de forces productives d’une aire vers l’autre permettant d’abréger la phase capitaliste, voire de l’éluder.
Ce schéma, avec de nombreuses et évidentes variantes locales pouvait d’autant plus être étendu aux autres aires dans la mesure où le colonialisme avait suscité un mouvement révolutionnaire anti-colonial.
3/ LE MODE DE PRODUCTION ASIATIQUE (MPA)
Le MPA est considéré par Marx comme un mode de production extrêmement stable:
« C’est nécessairement la forme asiatique qui se maintient avec la plus grande ténacité et le plus longtemps. Cela tient à ses conditions mêmes: l’individu ne peut se rendre autonome vis-à-vis de la commune; le cycle de la production se suffit à lui-même; l’agriculture est unie à la manufacture, etc. Si l’individu modifie son rapport à la commune, il modifie et ruine la commune et ses bases économiques. A son tour la transformation des bases économiques entraîne , par sa propre dialectique, l’appauvrissement etc. » (Marx GRUNDRISSE t.2 bis p20/21 éditions ANTRHOPOS coll. 10/18 1968)
S’il existe de nombreuses variantes liées aux différentes conditions géo-historiques de ces formes, et celles-ci ont existé à peu près partout, ce qui les caractérise toutes, outre leur longévité, c’est la persistance du phénomène communautaire avec la propriété collective du sol et le faible développement autonome des classes et des individus. Ce qui ne signifie pas que les classes et les individus n’existent pas dans le MPA, mais qu’ils ne peuvent pas s’autonomiser, que le processus qui tend vers cette autonomisation est sans cesse enrayé et ré-englobé. #
Pour que le capitalisme puisse se développer Marx énumère deux conditions:
« Le travail libre et son échange contre l’argent afin de reproduire et de valoriser l’argent en servant à ce dernier de valeur d’usage pour lui-même et non pour la jouissance, telle est la présupposition du travail salarié et l’une des conditions historiques du capital. La séparation du travail libre des conditions objectives de sa réalisation, c’est-à-dire des moyens et de la matière du travail en est une autre. » (GRUNDRISSE T2 BIS p.7)
Il y a donc deux conditions fondamentales pour le développement du MPC (mode de production capitaliste).
Il faut premièrement que, d’une part, la valeur d’échange y ait acquis un développement suffisant, qu’elle s’y soit autonomisée non seulement sous la forme de l’argent mais encore en tant que capital, et d’autre part que celui-ci s’échange contre du travail libre, autrement dit que le travail libre existe; deuxièmement que ce travail libre ne possède plus les conditions objectives de sa réalisation, pour qu’il soit forcé de s’échanger contre le capital.
La première condition est donc l’existence du capital lui-même.
La deuxième pose le problème des formes de propriété du travailleur libre ( ce qui exclue l’existence du travailleur non-libre comme l’esclave ou le serf) sur les moyens objectifs du travail.
Si la valeur d’échange se développe bien y compris le capital (commercial et usuraire) dans les différentes formes historiques du MPA, de même que l’échange de travail libre contre de l’argent, ce n’est que marginalement que ce travail apparaît comme travail salarié et pour que celui-ci puisse permettre le développement de la production capitaliste la seconde condition historique du capital fait défaut, à savoir que ce travail soit séparé de ses conditions objectives de réalisation:
« Il faut donc tout d’abord que le travailleur soit séparé de la terre, de son laboratoire naturel; autrement dit que soient dissoutes la petite propriété foncière libre ainsi que la propriété foncière collective fondée sur la commune orientale. » (GRUNDRISSE T2 BIS p.7)
Or comme le dit Marx:
« Ce n’est pas l’unité des hommes vivants et actifs avec les conditions naturelles et inorganiques de leur métabolisme avec la nature qui aurait besoin d’une explication ou qui serait le résultat d’un processus historique; c’est au contraire la séparation entre ces conditions inorganiques de l’existence humaine et de son activité, séparation qui n’est totale que dans le rapport entre le travail salarié et le capital. » (idem p.24)
En fait, partout historiquement, la forme orientale précède la petite propriété foncière libre. # Mais le MPA et son Etat despotique tend à maintenir la propriété collective du sol et exploite le travail des communautés qu’il domine sous la forme de la corvée ou de l’impôt (peu importe ici le degré de développement historique de ce type de société ou d’extension territoriale considéré). #
« Dans la forme orientale cette perte a le moins de chances de se réaliser sauf s’il intervient des faits tout à fait extérieurs, puisque le membre de la commune n’entretient jamais avec elle un rapport de liberté tel qu’il risque de perdre son lien objectif et économique avec la commune. L’individu fait corps avec elle. C’est ce qui résulte aussi de l’union de la manufacture et de l’agriculture, de la ville (village) et de la campagne. » (p.30)
Cependant, avec la constitution de la classe dominante (tribu conquérante ou caste dirigeante selon la division du travail en travail intellectuel et travail manuel ou encore entre fonction productive et militaire chez les peuples sédentaires d’agriculteurs etc.) en Etat despotique, la propriété du sol passe au despote qui attribut une rente aux membres de sa classe (originellement sa tribu ou sa caste) en échange du contrôle de la production, de la protection du territoire et du prélèvement de l’impôt ou/et réalisation de la corvée.
Dans le MPA, l’Etat et la classe dominante se confondent et conservent la forme d’une communauté fortement hiérarchisée, unité centrale qui chapeaute les communautés de base.
Le surproduit peut ainsi être extorqué aux producteurs qui jouissent toujours de la possession collective du sol au titre de membres d’une commune villageoise ou d’une tribu dépendante du despote, que ce dernier soit considéré comme le fils du ciel ou le descendant du prophète.
Malgré le développement des forces productives, d’un certain artisanat, de l’art et de la science, dans les villes où se regroupent les représentants du despote et les commerçants, la base demeure la production agricole et l’élevage des communautés auto-suffisantes, qui ne commercent que pour quelques denrées rares lorsque les conditions environnementales sont particulièrement difficiles (déserts, steppes arides …).
Si la lutte entre les classes y est bien opérante comme dans toute société de classe, elle demeure toutefois, pour les raisons évoquées ci-dessus, circonscrite et n’aboutit pas par elle-même à un autre résultat que la reproduction du MPA à une échelle supérieure, constitution d’empires, ou, selon les circonstances historiques, au contraire, à une désagrégation d’empires. D’autant plus que les conditions environnementales de l’agriculture et de l’élevage (agriculture hydraulique et steppes et déserts pour l’élevage) , activités essentielles de ce mode de production, favorisent son renforcement. L’élément le plus révolutionnaire demeure alors le développement de la valeur d’échange et du capital qui tendent à dissoudre les liens communautaires.
4/ LE MPA DANS L’AIRE ARABE ET LA RÉVOLUTION ISLAMIQUE.
La péninsule arabique se trouve sur la route commerciale entre l’océan indien et la méditerranée. Certaines tribus, plus ou moins sédentarisées dans des villages marchés, dont certains se situaient à la croisée de plusieurs routes caravanières et, ou, constituaient des lieux sacrés de regroupement des tribus arabes de bédouins, devinrent des tribus essentiellement commerçantes et s’enrichirent rapidement. Les tribus d’éleveurs de chameaux qui vivaient à l’écart de ses lieux d’échange étaient toutefois indispensables à l’acheminement des marchandises à travers le désert. Celles-ci exigeaient le paiement d’un tribut en échange de leurs services ou bien du simple droit de passage. Bien souvent, lorsque les conditions les y poussaient, ils pratiquaient la razzia.
Le développement démographique des tribus arabes et celui du commerce exacerbait nécessairement les relations entre les différentes tribus et tendaient à dissoudre les liens et à attaquer la propriété collective du sol.
La révolution islamique fut la réponse à cette double pression et put d’autant plus facilement se répandre au-delà de la péninsule arabique que les empires antiques qui encadraient cette région étaient en pleine décadence (empires romain et perse essentiellement, mais il en était de même au sud de la péninsule, au Yemen).
L’Islam unifia les tribus arabes et, en les lançant dans la guerre sainte, résolu le problème de l’équilibre vital et fragile de la vie dans les déserts et les oasis remis en cause par l’expansion démographique et les effets dissolvants de la valeur d‘échange sur les rapports communautaires. Il permit ainsi aux communautés de se maintenir et tout en fournissant une idéologie commune, protégeait le commerce de leurs exactions. Cette idéologie religieuse monothéiste tout en unifiant les arabes et maintenant le caractère communautaire des producteurs (éleveurs de chameaux dans le désert, agriculteurs dans les oasis ou près des fleuves) constituait le fondement d’un Etat qui garantissait l’appropriation d’un surproduit par la classe dominante reproduisant le schéma classique du MPA et maîtrisant plus ou moins pour un temps le développement de la valeur d’échange.
L’extension de l’Islam à d’autres aires fut révolutionnaire dans la mesure où l’on eut une unification et un certain développement des forces productives.
Notre théorie ne limite pas le phénomène révolutionnaire à la seule révolution prolétarienne mais considère l’ensemble des révolutions multiples dans l’espace et dans le temps de l’ « espèce qui vit, travaille et connaît »!
Mais comme tout empire et tout Etat a-national, comme le sont les Etats issus du MPA, ceux-ci finissent par se scinder et se fractionner, laissant de nouveaux peuples envahir l’espace qu’ils contrôlaient auparavant.
La colonisation par les arabes, les turcs ou les mongols de toute cette aire a conservé l’ensemble des caractères fondamentaux du MPA à côté de formes plus anciennes (zones désertiques où le tribalisme prédomine encore sous des formes toutefois assez éloignées de l’origine) ou plus modernes (dans les régions où la valeur d’échange s’était le plus développée, par exemple les zones de contact avec l’empire romain, et sur les voies commerciales antiques).
5/ LE DÉVELOPPEMENT DU MODE DE PRODUCTION CAPITALISTE (MPC) ET LES RÉVOLUTIONS MULTIPLES.
En occident le MPC s’est développé en expropriant les petits producteurs libres, qui étaient ainsi forcés de vendre leur force de travail aux capitalistes.# Ceci supposait l’abolition du servage comme revendication principale de la bourgeoisie, non parce que celui-ci constituait une forme d‘exploitation de l’homme, mais parce que cette forme faisait obstacle à l’exploitation capitaliste de la force de travail.
La révolution bourgeoise n’en demeure pas moins un fabuleux bon en avant de l’humanité par rapport à l’ancien régime féodal, et à toutes les autres formes précapitalistes, que les prolétaires ont soutenu partout et toujours tant qu’ils n’étaient pas à même de se constituer eux-mêmes en parti révolutionnaire distinct et de défendre leur propre programme révolutionnaire: le communisme.
L’Europe féodale, malgré la reconquête sur la péninsule ibérique et la Sicile ne parvint pas à dominer le monde arabe et musulman, les croisades, après la faveur de la surprise au Proche-Orient, s’enlisèrent et les quelques colonies franques et chrétiennes s’orientalisèrent, comme l’ex empire romain d’orient, Byzance.
Ce ne sera qu’avec les débuts du MPC et les premières révolutions bourgeoises, que le colonialisme européen menaça véritablement le monde arabe et les peuples des autres aires.
Avec la colonisation de l’aire arabe par les capitalistes européens qui profitèrent de la décadence de l’Empire ottoman, et la précipitèrent par les moyens les plus infâmes qui soient (y compris parfois par une entente tacite avec le Tsar, alors gendarme de l’Europe et principal obstacle à la révolution), le MPC rencontre des difficultés particulières d’implantation et de développement:
« 3.1.3 Le mode asiatique de production a offert une résistance énorme au développement du capitalisme. En Chine , la pénétration commence avec la guerre de l’opium, mais le triomphe du capitalisme ne se fait qu’en 1949; en Inde le cycle est encore plus long.
En Afrique , le communisme primitif et la traite des noirs qui a ruiné tout le continent africain sont cause d’un retard qu’il y a encore quelques années tout le monde imputait à une soit disant infériorité de la race noire.
En Afrique nous avons trois aires: aire arabe qui va de l’océan atlantique au golfe persique et qui, de ce fait, déborde sur l’Asie.
Au sud du Sahara: l’aire équatoriale ou aire de l’Afrique noire; l’aire de l’Afrique du sud (sud-africaine) caractérisée par un fort peuplement blanc.( Afrique du sud. Rhodésie et petits Etats noirs enclavés dans l’Afrique du Sud).
Pour l’Asie comme pour l’Afrique, étant donné la persistance des formes sociales communautaires, se posait la question du saut par-dessus la phase capitaliste. Cette question avait déjà été abordée pour la Russie au milieu du 19° siècle.
La condition de ce saut était un fort mouvement prolétarien en Occident et une faible pénétration de la valeur d’échange dans ces pays. » (INVARIANCE 6 SERIE I THESE 3.1.3)
Au moment où éclate la révolution russe, ouvrant la perspective de la révolution internationale, où en est la lutte des classes dans les autres aires?
La bourgeoisie capitaliste européenne parvint à développer un certain capitalisme dans ses colonies. Dans l’aire arabe, notamment en Algérie, la colonisation capitaliste avait généré un prolétariat et déraciné une masse de paysans sans qu’il y ait de véritable bourgeoisie autochtone. D’où une autre analogie avec la Russie où le capitalisme s’est développé à la fois par le haut et de l’extérieur, par l’implantation de capitaux anglais et français, et où le prolétariat et son parti surgirent sans qu’il n’existe une véritable bourgeoisie russe :
«3.1.5 Le développement du capitalisme dans ces pays a détruit les antiques rapports sociaux et a développé un capitalisme appendice de celui des métropoles (exemples les plus suggestifs: Algérie et Inde). D’où:
- Formation d’un fort prolétariat avec une bourgeoisie à peu près inexistante.
-Formation de partis prolétariens avant ceux de la bourgeoisie. Ceci est un élément commun avec la Russie ( le POSDR est créé avant le parti bourgeois, le parti cadet). Ou bien s’il se forme avant il emprunte au socialisme une part importante de l’idéologie prolétarienne# ( ainsi du KUOMINGTANG avec SUN YAT SEN). Il est fortement imprégné de socialisme et reconnaît implicitement la nécessité de celui-ci pour la libération de la zone géo-sociale où il se développe. » (INVARIANCE n°6 série I 1969)
Dans une première phase il y eut donc la possibilité d’une transcroissance révolutionnaire dans ces aires en relation avec le mouvement international et d’un saut par dessus les différentes étapes que le MPC avait du parcourir en Europe occidentale:
« En Orient, les régimes sont encore féodaux#. Quel en sera le développement ? Les puissances coloniales ont apporté les produits de leur industrie, parfois même installé des fabriques dans les zones éléments se reversent à l’intérieur du pays, dans le travail de la terre; une paysannerie d’une misère extrême subit l’exploitation directe des chefaillons indigènes et l’exploitation indirecte du capital mondial. Là où naît une bourgeoisie industrielle et commerciale locale, elle est liée à la bourgeoisie étrangère et en dépend. Il est difficile que se dégage un bloc contre les étrangers. Dans certains pays seulement (voir le Maroc) les chefs féodaux eux-mêmes y adhèrent ainsi que les gros propriétaires fonciers; en général l’impulsion vient des paysans et des rares ouvriers; se joint à eux , comme en Europe à l’époque romantique, la catégorie des intellectuels, partagés entre une xénophobie traditionnaliste et l’attrait pour la science et la technique des blancs. Cette masse informe se soulève; son mouvement crée de graves difficultés à la classe capitaliste européenne. Celle-ci a deux ennemis : les peuples des colonies, et son propre prolétariat.
Maintenant comment arrive-t-on au socialisme en partant d’un système d’économie sociale du type de celui des pays de l’Orient ? Faut-il d’abord attendre, comme en Europe, une révolution bourgeoise et nationale appuyée par les masses travailleuses et misérables, pour n’arriver qu’ensuite à une lutte de classe locale, à la constitution d’un mouvement ouvrier, à la lutte pour le pouvoir et les Soviets ? Par une telle voie, la révolution prolétarienne mondiale prendrait des siècles et des siècles.
De façon plus ou moins claire, les délégués d‘Orient, en 1922, répondirent que non : ils ne voulaient pas passer par le capitalisme et son cortège d‘infamies que ne dissimulaient plus désormais des parades populaires et nationalistes. Ils voulaient marcher aux côtés de la révolution mondiale de la classe ouvrière des pays capitalistes, et réaliser dans leurs pays aussi la dictature des masses non possédantes et le système des Soviets.»
(« Orient » BORDIGA 1951 Prometeo n°2 série 2)
Mais, dans une deuxième phase, avec la défaite de la révolution communiste, la faillite de la troisième internationale et le triomphe de la théorie de la construction du socialisme dans un seul pays, les mouvements des aires colonisées se replièrent sur des tâches purement nationales propres aux révolutions bourgeoises mais sous le travestissement du socialisme stalinien.
Cette deuxième phase se déploie surtout après la 2° guerre mondiale avec la vague des révolutions anticoloniales.
Ces mouvements furent révolutionnaires même si leurs tâches étaient bourgeoises, et même si, contrairement à ce qu’espérait la gauche communiste, ils ne parvinrent pas à relancer la dynamique révolutionnaire dans les métropoles coloniales et impérialistes. La citation qui suit résume les étapes de cette phase révolutionnaire nationale, bourgeoise et démocratique:
« Dès le premier après guerre , le mouvement de libération nationale prit une certaine ampleur: Irlande 1921, Egypte 1922, Turquie 1918/1920, Afghanistan 1921; d’autre part sous l’action du prolétariat il y eut une radicalisation importante en Chine et en Inde. Cependant c’est surtout après la deuxième guerre mondiale que la lutte anticoloniale revêt toute son importance . On a deux grandes périodes:
a) 1945-54. Elle triomphe en Asie en tant que révolution populaire en Chine, par le haut en Inde, en Indonésie, aux Philippines (ce qui n’empêche pas la révolte des Huks). En Afrique le mouvement avait pris un grand essor dès 1946, avec la formation des principaux partis réclamant l’indépendance en Afrique noire, au Maghreb reprise du MTLD (mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques). Mais le mouvement subit une terrible répression (1945 Sétif, 1947 répression à Madagascar). Le mouvement est enrayé. Cependant en 1952 se développe une vaste agitation en Afrique occidentale pour l’obtention d’un code du travail, tandis que la lutte des ouvriers agricoles de la Sanaga maritime se prolongeait et que commençait celle des MAU-MAU ; elle devait durer jusqu’ en 1954.
b) 1954-62. Le développement de la révolution algérienne radicalisa tout le mouvement d’indépendance africaine : le Ghana obtient son indépendance en 57, la Guinée en 58. Afin d’isoler l’Algérie, la France est d’abord obligée d’accorder l’indépendance à la Tunisie et au Maroc (1956) puis aux pays d’Afrique noire. 1960 fut l’année de l’indépendance africaine: Cameroun, Congo Brazzaville, Congo Kinshasa, le Nigeria, le Gabon, la République centre-africaine; bref presque tous les pays d’Afrique noire sauf les colonies portugaises. L’Afrique entrait réellement dans l’histoire.
La contre-révolution ne pouvait pas abolir le mouvement, elle ne put que le canaliser. Devant la montée révolutionnaire, le capitalisme mondial n’a pu qu’essayer de l’englober, d’où finalement l’acceptation de l’indépendance et en définitive, pour briser la force révolutionnaire, il a multiplié les nations afin de mieux diviser les peuples.
La phase se clôt avec l’indépendance de l’Algérie en 1962. » (INVARIANCE n°6 Série I)
LA LUTTE DES CLASSES DANS L’AIRE ARABE (3)
6/ MARX/ENGELS ET L’AIRE ARABE
Marx et Engels ont échangé une correspondance au sujet des caractéristiques de l’aire arabe. Dans une lettre du 26 mai 1853 Engels commente un livre du révérend Charles Forster, « La géographie historique de l’Arabie ». Il en tire une série de remarques sur l’histoire des tribus arabes et l’identité d’origine des arabes et des hébreux:
« 1. La prétendue généalogie de Noé, Abraham, etc.qui figure dans la genèse est l’énumération assez exacte des tribus de bédouins qui existaient alors selon leur plus ou moins grand degré de parenté dialectale. Comme on sait, les tribus de bédouins continuent de s’appeler de nos jours les Beni Saled, les Beni Jussuf, etc., c.à.d fils d’un tel ou d’un tel. Cette dénomination produit d’un mode de vie patriarcal, donne finalement naissance à ce genre de généalogie. L’énumération que fait la genèse se trouve plus ou moins attestée par les anciens géographes et les voyageurs modernes attestent que ces noms anciens subsistent encore la plupart du temps avec des modifications dialectales. Mais ce qui en découle, c’est que les Juifs ne sont eux-mêmes qu’une petite tribu de bédouins parmi les autres que certaines circonstances locales, un mode d’agriculture, différencièrent des autres bédouins. »
La différenciation entre arabes et juifs repose donc sur des données parfaitement matérialistes et non pas religieuses. Les distinctions religieuses découlant de la différenciation ultérieure dans la structure économique et sociale du fait de circonstances géo-historiques ayant conditionné une certaine évolution de l’activité productive.
En outre, même dans la religion Engels décèle une souche commune et ramène les religions juive et musulmane à un vieux fond monothéiste commun tout en expliquant les différences par la séparation entre nomades et sédentaires déjà évoquée:
« En ce qui concerne le charlatanisme religieux, les vieilles inscriptions du Sud ou prédomine encore la tradition monothéiste (comme chez les indiens d’Amérique) vieille tradition nationale arabe, et dont la tradition hébraïque n’est qu’une faible partie, ces inscriptions tendent à prouver que comme tout mouvement religieux, la révolution religieuse de Mahomet était une réaction pure et simple, un soit disant retour à la simplicité et à la tradition anciennes. Une chose m’apparaît maintenant avec évidence: cette prétendue sainte écriture juive n’est rien d’autre que la transcription de l’antique tradition religieuse et tribale des anciens Arabes qui s’est trouvée modifiée du fait que très tôt les Juifs se séparèrent de leurs voisins issus de la même souche mais nomades. Cette évolution historique distincte s’explique par le fait que, du côté Arabe, la Palestine n’est bordée que par le désert, qui est un pays bédouin. »
Dans « La naissance de l’Islam », de Toufic Fahd, on trouve un commentaire qui renforce le point de vue d’Engels au sujet du monothéisme primitif des arabes et sur son appréciation de la réaction religieuse mahométane :
« Al-Lâ ou Allâh, forme assimilée d’al-Ilâh, l’équivalent de l’accadien Il et du cananéen El, désignait comme ces derniers, la divinité impersonnalisée et se confondait couramment avec la première personne de la trinité sémitique, constituée par le Père, la Mère et le Fils. L’importance prise par la Mère, al-Uzzä, par le fils Hubal, et par les deux filles , al-Lât et Manât, avait éclipsé Allâh, le père de tous, le Dieu universel. La mission de Mahomet consistera à redonner sa place de premier et d’unique à Allâh, ainsi qu’avait fait Abraham pour Elohîm et Moïse pour Yahvé.
Dans l’esprit de Mahomet, le monothéisme primitif des Arabes était indéniable. Il s’agissait d’y retourner. » (p651 Histoire des religions II La Pléiade )
Au-delà de ce caractère originel de la religion musulmane et de son
aspect de réaction et de retour aux sources il faudra déterminer ce qui en fait l’originalité et en quoi cela répondait à des données matérielles et historiques propres à cette aire et aux relations qu’elle entretenait avec les aires environnantes. On trouve des éléments intéressants dans l’ouvrage de Maxime RODINSON sur la vie de Mahomet.
Au sujet des invasions arabes, Engels rappelle que les tribus arabes n’ont pas surgi du désert pour la première fois soudainement sous Mahomet mais qu’elles ont régulièrement progressé dans toute cette aire, ce qui est important pour démystifier le caractère surnaturel de ces invasions:
« «2. En ce qui concerne cette grande invasion arabe dont nous parlions autrefois: le livre fait apparaître que, tout comme pour les Mongols, les invasions bédouines furent périodiques, que l’empire assyrien et celui de Babylone ont été fondés par des tribus bédouines à l’endroit même ou plus tard s’élèvera le califat de Bagdad. Les Chaldéens, fondateurs de l’empire babylonien, vivent encore dans la même localité et sous le même nom, les Beni Chaled. L’édification de grandes villes comme Ninive et Babylone s’est faite exactement de la même façon que la fondation, il y a 300 ans aux Indes orientales, à la suite des invasions afghane, tatare etc. de villes gigantesques analogues, Agra, Dehli, Lahore, Multan. L’invasion musulmane perd par là même beaucoup de son caractère singulier. »
Non seulement l’invasion arabe musulmane n’est pas véritablement originale puisque l’on retrouve le même phénomène avec les Mongols, les Tatares, etc. peuples également nomades, mais encore toute l’aire orientale arabe actuelle était depuis longtemps et régulièrement investie et occupée par des tribus arabes depuis la plus haute antiquité, et notamment à l’emplacement des capitales des empires de l’antiquité.
En outre Engels rappelle que les Arabes de l’époque pré islamique avaient atteint un degré élevé de civilisation et ne pouvaient donc pas être considérés uniquement comme des bédouins:
« 3. Il semble que dans le Sud Ouest, là où ils s’étaient sédentarisés, les Arabes aient été un peuple aussi civilisé que les Egyptiens, les assyriens, etc. comme l’attestent leurs monuments. »
Dans une lettre du 2/06/1853 Marx reprend ce sujet :
« Au sujet des Hébreux et des Arabes ta lettre m’a beaucoup intéressé. D’ailleurs: 1. On peut prouver, dans toutes les tribus orientales, un rapport général entre la sédentarisation d’une partie de celles-ci et la persistance de la vie nomade chez les autres, depuis que l’histoire existe.# 2. Au temps de Mahomet, la route commerciale d’Europe en Asie avait changé considérablement de parcours et les villes d’Arabie qui avaient eu une grande part au trafic avec l’Inde etc. , se trouvaient commercialement en décadence, ce qui a en tout cas aussi provoqué cette évolution. » (Correspondance tome III éditions sociales)
Toutes les sociétés orientales évoluent depuis le passage du stade chasseur/cueilleur au stade agriculteur/éleveur au travers de ce rapport général entre sédentaires et nomades. D’autre part la question du rôle des changements de voies commerciales dans la révolution islamique est à mettre en rapport avec le développement de la valeur d’échange dans toute cette aire et avec les conséquences sur l’organisation communautaire des Arabes, en particulier des bédouins dont la survie était en étroite liaison avec les villes commerçantes.
Marx poursuit:
« 3. En ce qui concerne la religion, la question se ramène à une question générale, à laquelle il est donc facile de répondre: pourquoi l’histoire de l’Orient se présente-t-elle comme une histoire des religions?
Sur la constitution des villes en Orient, il n’y a pas de lecture plus parlante, plus brillante et de plus convaincante que le vieux François Bernier (pendant 9 ans médecin d’Aurangzeb), « Voyages contenant la description des états du grand Moghol, etc. » Il explique aussi les question militaires, le mode d’approvisionnement de ces grandes armées, etc. »
C’est de la lecture de Bernier que Marx va tirer une remarque fondamentale sur l’histoire de l’Orient:
« Bernier décèle très justement la forme fondamentale de tous les phénomènes de l’Orient - il parle de la Turquie, de la Perse, de l’Hindoustan - dans le fait qu’il n’existait pas de propriété foncière privée. Et c’est là la véritable clef même du ciel oriental. »#
A quoi Engels répond dans une lettre du 6/06/1853 en confirmant et en développant sur les fondements matériels et historiques de cette absence de propriété foncière privée:
« L’absence de propriété foncière est en effet la clef de tout l’Orient. C’est là-dessus que repose l’histoire politique et religieuse. Mais d’où vient que les Orientaux n’arrivent pas à la propriété foncière, même pas sous forme féodale? Je crois que cela tient principalement au climat, allié aux conditions du sol, surtout aux grandes étendues désertiques qui vont du Sahara, à travers l’Arabie , la Perse, l’Inde et la Tatarie, jusqu’aux hauts plateaux asiatiques. L’irrigation artificielle est ici la condition première de l’agriculture ; or, celle-ci est l’affaire, ou bien des communes, des provinces, ou bien du gouvernement central. En Orient, le gouvernement n’avait jamais que trois départements ministériels: les finances (pillage du pays), la guerre ( pillage du pays et de l’étranger), et les travaux publics, pour veiller à la reproduction. Aux Indes, le gouvernement britannique a réglé les numéros 1 et 2 et jeté complètement par-dessus bord le numéro 3 - et l’agriculture indienne va à sa perte. La libre concurrence subit là-bas un échec complet. »
Mais il amène un élément pour expliquer le déclin commercial des Arabes avant Mahomet, et ceci en lien avec les caractéristiques propres à l’Orient ci-dessus précisées:
« Cette fertilisation artificielle du sol, qui cessa dès que les conduites d’eau se détériorèrent, explique le fait, autrement bien étrange, que de vastes zones soient aujourd’hui désertes et incultes, qui autrefois étaient magnifiquement cultivées ( Palmyre, Petra, les ruines du Yémen, x localités en Egypte et en Perse, et dans l’Hindoustan); ceci explique également qu’une seule guerre dévastatrice ait pu dépeupler un pays pour des siècles et le dépouiller de toute sa civilisation. C’est dans cet ordre d’idées que se situe également , je crois l’anéantissement du commerce de l’Arabie méridionale avant Mahomet, que tu considère très justement comme un des éléments capitaux de la révolution mahométane. »
Les conditions prédominantes dans tout l’Orient déterminent l’existence et la pérennisation du MPA qui a besoin du système d’irrigation des terres. Mais les guerres, souvent menées par des peuples nomades poussés par la surpopulation ou l’appauvrissement des pâturages, ou des royaumes rivaux, peuvent anéantir rapidement et pour des siècles la civilisation dans ces aires en réduisant les infrastructures à des ruines. Le développement du commerce et par conséquent le mouvement de la valeur d’échange en sont eux-mêmes ruinés. Ce qui influe sur les voies du commerce mondial et notamment entre Orient et Occident:
« Je ne connais pas avec assez de précision l’histoire du commerce des six premiers siècles de l’ère chrétienne pour pouvoir juger dans quelle mesure des causes matérielles générales , à l’échelle mondiale, firent préférer la voie commerciale qui par la Perse mène à la mer Noire, et par le golfe Persique , à la Syrie et l’Asie Mineure, à la route qui empruntait la mer Rouge. Il est une chose en tout cas qui ne fut certainement pas sans grandes conséquences: c’est la sécurité relative des caravanes dans l’empire persan bien gouverné des Sassanides, alors que le Yémen fut, de 200 à 600, constamment asservi, envahi et pillé par les Abyssins. »
Ainsi il est parfaitement clair que sous l’effet de différentes causes historiques les voies commerciales s’étaient déplacées de la Mer Rouge vers la le Golfe Persique. Parmi ces causes, les guerres menées par les Ethiopiens en Arabie méridionale, appuyés par les Byzantins en guerre permanente avec la Perse avaient provoqué le déclin de la civilisation arabe du Sud:
« Les villes de l’Arabie méridionale, encore florissantes sous les Romains, n’étaient au VII° siècle que de véritables déserts de ruines ; en 500 ans, les Bédouins du voisinage s’étaient appropriés sur leurs origines des traditions fabuleuses et purement mythiques (voir le Coran et l’historien arabe NOVAÏRI); et l’alphabet avec lequel leurs inscriptions étaient composées était presque totalement inconnu, bien qu’il n’y en eût pas d’autre, de sorte que l’écriture était tombée de facto dans l’oubli . Des choses de ce genre supposent, non seulement un refoulement, provoqué par des conditions commerciales générales, mais une destruction directe et brutale, telle que seule l’invasion éthiopienne peut l’expliquer. L’expulsion des Abyssins eut lieu environ 40 ans avant Mahomet et fut manifestement le premier acte du réveil national arabe, qui était en outre exacerbé par des invasions persanes venues du Nord qui s’avancèrent presque jusqu’à La Mecque.»
Engels tire donc aussi une série de remarques sur les superstructures idéologiques et il conclut ainsi sur Mahomet:
« Je ne vais aborder que ces jours-ci l’histoire de Mahomet lui-même; mais jusqu’à présent , elle me semble présenter le caractère d’une réaction bédouine contre les fellahs des villes, sédentaires mais en déclin, en pleine décadence religieuse aussi à l’époque, qui mêlaient un culte de la nature abâtardi à un judaïsme et un christianisme également abâtardis. »
Nous ne savons pas si Engels a poursuivi ses recherches sur ce point, mais son analyse nous paraît à ce moment trop unilatérale, ne tenant pas assez compte de la lutte au sein des villes mêmes et par conséquent de la différenciation de classe à l’intérieur des tribus citadines, comme à La Mecque dans la tribu des Qorayshites.
Cette différenciation a été produite par le développement du commerce et l’autonomisation de la valeur d’échange dans des villes dont la situation était privilégiée, rapprochant certaines couches de ces tribus, écartées des richesses ou du pouvoir de décision, des Bédouins qui étaient directement frappés par les troubles du VI° siècle et par une probable tendance à la surpopulation relative aux conditions du moment.
Il faut notamment tenir compte du fait qu’une civilisation ancienne exista tant dans l’actuel Sahara que dans les déserts d’Arabie, et que les actuelles oasis ne sont plus que l’évocation de grands lacs dont l’assèchement, sous l’effet de changements climatiques naturels, a probablement été accéléré par les déboisements et l’élevage, en particulier des ovins, rendant la situation des populations de ces contrées de plus en plus difficile et dépendante des flux commerciaux et de leurs fluctuations. Ainsi les tribus de Bédouins qui dépendaient du commerce de l’Arabie du Sud ont du subir de plein fouet la décadence de cette région et les remaniements des routes commerciales, alors que celles de la région de La Mecque semblent au contraire en avoir profité.
Les conflits d’intérêts ont ainsi frappé les relations entre tribus mais encore entre clans et entre membres d’un même clan. Mais les conditions générales ne permettaient pas non plus l’émergence des classes sociales modernes, d’où la nécessité de trouver pour la classe des marchands une forme de domination qui s’adapte au fondement tribal tout en unifiant les tribus contre les perses et les byzantins. Le développement de la valeur d’échange devait être favorisé en évitant qu’il ne dissolve les liens communautaires. D’où, comme pour les juifs, le rôle d’intermédiaires marchand entre orient et occident joué par les arabes durant tout le moyen-âge, et le rôle des croisades occidentales pour essayer de les en débouter.
Par la suite, le développement de la « civilisation islamique» est déterminé par ce rôle joué par les arabes, après l’unification de la péninsule arabique et les invasions des empires romain et perse décadents, dans le commerce entre orient et occident. La monopolisation de ce dernier par les arabes est comme une revanche historique sur les maux qu’ils ont endurés de la part des empires rivaux du Nord. Et les profits énormes qu’ils en ont retiré ont plus que compensé la faible capacité productive des campagnes de l’empire musulman.
L’association des tribus de Bédouins par Mahomet et ses successeurs à l’expansion arabe et à la domination commerciale arabe permit de surmonter ces difficultés tout en maintenant le caractère et les idéaux communautaires de celles-ci. Mais ceux-ci durent se modifier et s’adapter aux nouvelles réalités ou entrer en pleine décadence.
7/ COMMUNAUTE, CLASSES ET ETAT DANS L’AIRE ARABE
Nous avons déjà évoqué le caractère communautaire de l’organisation sociale dans le MPA, la persistance de ce caractère avec la propriété collective du sol dans tout l’orient à la suite de Marx/Engels dans la partie II de ce travail. Or un grand nombre de ces caractères subsistent encore aujourd’hui dans l’aire arabe et jouent un rôle important dans la lutte entre les classes qui s’y déroule depuis la crise économique mondiale de 2008/2009. Notamment la persistance d’une organisation tribale et d’une certaine symbiose entre éleveurs nomades et agriculteurs sédentaires. Mais nous avons également précisé l’existence des classes sociales et de l’Etat , et par conséquent de la lutte des classes malgré cette persistance. Pour autant la forme idéologique qu’a revêtu cette lutte et cet Etat, la religion islamique, perdure aussi et ressurgi sous des variantes politiques qu’il convient d’analyser si l’on veut être à même de comprendre les évènements en cours dans l’aire arabe et ses différentes extensions dans le monde ainsi que ses perspectives futures.
Toutefois cette lutte ne parvient pas, dans le cadre du MPA, à déboucher sur une révolution des rapports sociaux qui permettrait aux forces productives de se développer sur une nouvelle base. Ce qui ne signifie pas que les forces productives ne se développent plus, mais que si elles ne stagnent pas ou ne régressent pas, comme dans le cas où des guerres mettent en ruine les infrastructures, ce développement aboutit toujours au même résultat, au même renforcement de l’Etat despotique et du mode de production asiatique sur lequel il repose. Ce développement apparaît avant tout comme expansion et nous verrons que dans le cas de l’aire arabe à l’époque de la civilisation islamique ce trait est particulièrement évident et entraîne de lui-même un nouveau développement, mais toujours sur les mêmes bases productives et suivant les mêmes rapports sociaux de production. Ce qui n’exclue pas, tout au contraire, l’apparition de caractères originaux propres à la civilisation arabe islamique. Parmi lesquels l’usage de la langue arabe écrite et parlée dans un territoire allant de l’océan Indien à l’Atlantique. Or pour le marxisme le langage et l’écriture constituent des moyens de production et par conséquent des forces productives.
Pour ce qui est du langage:
« On ne peut expliquer l’origine du langage et des langues qu’à partir des caractères matériels du milieu et de l’organisation de la production. La langue d’un groupe humain est elle-même un de ses moyens de production. »
« Il n’y a donc aucun doutes sur la définition marxiste: le langage est un des instruments de production. »
« Les forces productives matérielles de la société sont, aux différents stades du développement , la force de travail physique de l’homme les outils et instruments dont on dispose pour la mettre en application (…). »
( « Facteur de race et de nation dans la théorie marxiste » BORDIGA)
En outre, la division du travail et la technique productive demeurent étroitement limitées en dehors des villes où s’organise le pouvoir. Ce qui n’a pas empêché la civilisation arabe de l’époque de l’empire islamique, du califat, d’être à l’origine de la généralisation à d’autres aires d’un nombre important de découvertes et d’inventions qu’elle a su intégrer et adapter voire développer. Mais comme nous le signalons ci-dessus, la richesse de cette civilisation provient en grande partie du commerce entre orient et occident, et entre Afrique et Eurasie. D’Afrique provenaient une grande partie de l’or et des esclaves qui circulaient alors dans le monde dit civilisé… Autrement dit une grande partie de la richesse universelle et de la principale force productive, même si le MPE (mode de production esclavagiste) était déjà en voie d’être supplanté en Occident par le MPF (mode de production féodal).
Si une vieille civilisation arabe et des Etats avaient existé dans cette aire avant l’Islam, comme au Yémen ou dans le Croissant Fertile, dans toute l’Arabie centrale habitée essentiellement par des Bédouins il n’existait pas ou plus d’Etat proprement dit.
Les Bédouins étaient organisés en Tribus:
« Les Bédouins qui se reconnaissaient un ancêtre commun formaient une tribu subdivisée en clans (groupes de tentes) et en familles. Le clan était le cadre de vie en dehors duquel toute existence était impossible en raison de la très forte solidarité (asabiya) qui unissait les hommes. »
( « La civilisation islamique » J. BURLOT - éditions Hachette)
Au sein, ou au dessus de cette organisation communautaire il n’existe pas d’Etat proprement dit, d’organisation placée au dessus de classes sociales opposées et antagonistes, qui aurait répondu aux intérêts d’une classe dominante. Celui-ci est encore contenu par des liens communautaires très forts. D’où le fait que le développement de la valeur d’échange et sa pénétration dans la péninsule arabique en tendant à les dissoudre provoque une crise dont l’Islam sera la solution historique, tout comme le christianisme le fut pour le monde romain. Par la suite l’histoire se poursuit comme le dit Marx sous la forme d’histoire des religions au travers des schismes et des sectes de l’islam.
« Les Bédouins se conformaient à un idéal moral (muruwa: virilité) fait de courage, d’endurance, de dignité, du sens de l’honneur et de l’hospitalité. La justice reposait sur la loi du talion et la vendetta (Tha’r) , ce qui entraînait des meurtres en série, sauf si on payait le prix du sang par une compensation (Diya). Le clan, élément principal de cette société, était dirigé par un cheikh (ou Sayyid) , doyen qui, loin de disposer d’un pouvoir absolu, gouvernait assisté du conseil formé par l’ensemble des chefs de famille. »
(« La civilisation islamique » J.BURLOT - éditions Hachette)
On en était donc encore, au mieux, au stade précédent la confédération de tribus. Mais désormais le processus d’autonomisation des classes et des individus vis-à-vis de la communauté est enclenché et irréversible. C’est de ce processus que naît l’Etat islamique#. Les différentes tribus doivent se soumettre à Dieu, cette soumission relève de l’individu, car la loi de Dieu s’applique à tout individu quelle que soit son appartenance communautaire. L’Islam permet la réalisation d’une nouvelle communauté qui ne répond plus aux règles tribales mais tend à les subsumer dans un ensemble plus vaste qui inclut l’existence des classes sociales et contient leurs antagonismes dans des limites imposées par l’Etat:
« Médine formait, désormais, on l’a dit, un Etat. Un Etat d’un type spécial, mais indubitablement un Etat. C’était un Etat théocratique, c’est-à-dire que le pouvoir suprême était dévolu à Allah lui-même. Allah fait entendre sa volonté par l’organe de Mohammad et par lui seul. Si nous estimons que la voix d’Allah c’est en réalité l’inconscient de Mohammad, il faut en déduire que nous avons affaire en principe à une monarchie absolue. Qui pourrait tempérer, infléchir, modifier, contredire la volonté d’Allah?
Pourtant, en pratique, il n’en est pas tout à fait ainsi. C’est qu’Allah ne fait entendre sa voix que dans les grandes occasions. Les décisions multiples qui doivent être prises pour diriger et organiser la vie de la communauté médinoise dépendent, en principe, des mêmes autorités qu’autrefois: les chefs des conseils . »
( Mahomet - M.RODINSON - idem -p.254/255)
Au sujet de la crise générée dans cette société tribale avec son organisation communautaire clanique en rapport avec le développement de la valeur d’échange, encore une citation de J.Burlot:
« La Mecque occupe une dépression entre des montagnes abruptes et dénudées. Elle avait été fondée environ deux siècles avant l’hégire et les qorayshites qui s’y sédentarisèrent. Ils firent de la ville un sanctuaire et un marché. La Kaaba, cube de maçonnerie dont on fit remonter la création plus tard à Abraham, jouissait d’une grande notoriété, grâce à la pierre noire, une météorite qui y était enchâssée. Chaque année s’y déroulait un pèlerinage en liaison avec les foires qui se tenaient dans les contrées environnantes. Ainsi à Ukaz une grande foire servait aussi de cadre à des concours de poètes arabes et on y venait pour dénoncer les traîtres et les ennemis et réclamer justice. La Kaaba et le pèlerinage procuraient aux Qorayshites un grand prestige auprès des autres tribus arabes. Bien située à mi-chemin entre le Yémen et la Syrie, La Mecque était devenue une plate-forme commerciale qui avait profité des troubles que le Yémen connut au VI° siècle. On semble déceler dans la période de jeunesse du Prophète une véritable course à l’enrichissement qui portait ombrage à l’ancien idéal tribal. »
Ceci confirme ce qu’avancent Marx et Engels dans les citations précédentes.
Ainsi des classes se précisent au sein de la société tribale des Bédouins et la nécessité d’un Etat découle des conflits d’intérêt entre elles.
Avant même le VI° siècle, la tendance à la dissolution de la communauté tribale chez les Bédouins est patente. Mais les classes ne s’autonomisent pas plus que l’individu face à la communauté, elles sont même souvent résorbées du fait des conditions précaires de la production. Car la société bédouine:
« est basée en principe sur l’égalité. Chaque membre de la tribu est égal à chacun des autres. Tout groupe se choisit bien un chef (Sayed). Mais son autorité dépend strictement de son prestige personnel. Il doit veiller à maintenir celui-ci intact. Il en va de son rang. Aussi doit-il déborder de qualités, se conserver une clientèle par ses largesses et par son affabilité , faire preuve de modération en toutes circonstances, suivre la volonté secrète de ceux qu’il entend commander et pourtant faire preuve de vaillance et d’autorité. Et, à la réunion générale du clan, le véto d’un seul pouvait remettre en question une décision importante. Pourtant tous ne sont pas égaux à strictement parler. Certains clans se sont enrichis par la razzia, par le commerce, par le prélèvement de redevances sur les sédentaires ou même sur d’autres nomades. Des personnalités même d’un clan donné ont acquis à certains moments une fortune personnelle. Il y a donc des riches et des pauvres. Mais il suffit d’une période de sècheresse ou d’une péripétie guerrière pour ramener brutalement l’égalité dans la misère. »
(Mahomet - Maxime RODINSON - éditions du Seuil - points politique p.34/35)
HOURANI souligne qu’il existe une symbiose entre éleveurs nomades et agriculteurs sédentaires. Néanmoins celle-ci tend continuellement à faire pencher la balance au profit des uns ou des autres, justifiant pour son rétablissement la restauration de l’unité despotique centrale.
Une chose est à noter lors du développement du nouvel Etat, alors que le prophète s’était révolté contre l’élite de La Mecque, c’est cette même élite qui fraîchement convertie format la direction des troupes qui vont envahir les territoires perses et romains. Mais ce faisant, cette extension hors du désert dans les territoires plus fertiles et plus développés du croissant fertile et de la Mésopotamie jusqu’ aux plateaux iraniens à l’est et l’Egypte à l’ouest vont modifier la forme même de l’Etat. Il ne s’agira plus d’un Etat formé par des tribus commerçantes dominant des tribus nomades d’éleveurs de chameaux et de sédentaires agriculteurs de rares oasis surpeuplées, mais d’un véritable Etat de substitution des Etats despotiques perses et romains.
Le déclin de l’empire arabe est perceptible dès le XI° siècle, autrement dit en rapport avec le développement du MPF en Europe occidentale. La citation suivante de Hourani nous donne une partie de l’explication:
« Les grandes villes étaient aussi des centres manufacturiers qui produisaient des biens courants pour le marché local - textiles, ferronneries, poteries, cuirs et produits alimentaires transformés - et des articles de qualité, en particulier des tissus fins, pour une aire bien plus étendue. Certaines données indiquent, cependant, que la production pour les marchés extérieurs au monde musulman se restreignit à partir du XI° siècle et que le commerce de transit d’articles fabriqués ailleurs- en Chine, en Inde, ou en Europe occidentale - s’amplifia. Cette évolution était liée à la renaissance de la vie urbaine en Europe, et en particulier au développement des industries textiles en Italie. »
(Histoire des peuples arabes - Albert HOURANI - éditions du Seuil - Point histoire. P158)
LA LUTTE DES CLASSES DANS L’AIRE ARABE. 4
8/ LA LUTTE DES CLASSES DANS L’EMPIRE ARABE
Si, comme nous l’avons signalé auparavant, l’Etat islamique est né de la division de la société tribale en classes sous l’effet principalement du développement de la valeur d’échange, et de la lutte entre ces classes, celle-ci n’a pas cessé avec l’instauration de cet Etat. Les contradictions ont été englobées, mais non résolues. Si l’occupation ultérieure de territoires anciennement assujettis à l’Empire romain ou Perse a pu donner un élan nouveau aux tribus arabes et un espoir aux populations exploitées de cette aire, les classes sociales et leurs antagonismes ont subsisté et se sont développés. Mais les luttes ont pris désormais une forme étroitement liée à la nouvelle religion d’Etat, à l’Islam.
Rappelons-nous ce que disait Marx dans sa lettre à Engels citée plus haut:
« En ce qui concerne la religion, la question se ramène à une question générale, à laquelle il est donc facile de répondre: pourquoi l’histoire de l’Orient se présente-t-elle comme une histoire des religions? »
Il ne s’agit pas de répondre ici à cette question, nous l’avons déjà en partie traitée dans les chapitres précédents et nous y reviendrons ultérieurement, mais de constater que les luttes de classes adoptent les formes de l’hérésie et des sectes islamiques. Les grands schismes de l’Islam correspondent effectivement à de telles luttes. Cet aspect des choses est important pour comprendre les luttes non seulement telles qu’elles se sont déroulées dans le passé, mais encore aujourd’hui, même si le contenu en a été modifié.
En Occident aussi les luttes du moyen-âge revêtaient des formes idéologiques religieuses, schismatiques et hérétiques. Il suffit de rappeler les Cathares, les Hussites et durant la grande guerre révolutionnaire des paysans en Allemagne, le rôle joué par Luther et par Münzer. Durant la contre-révolution, certaines sectes religieuses maintenaient la flamme contre le centre despotique de l’Eglise:
« Il est donc clair que toutes les attaques dirigées en général contre le féodalisme devaient être avant tout des attaques contre l’Eglise, toutes les doctrines révolutionnaires, sociales et politiques, devaient être , en même temps et principalement , des hérésies théologiques. Pour pouvoir toucher aux conditions sociales existantes, il fallait leur enlever leur caractère sacré. » (La guerre des paysans en Allemagne. F. Engels)
Tout comme le christianisme primitif pouvait servir de cadre idéologique aux mouvements plébéiens de l’Europe féodale, l’Islam primitif pouvait aisément porter les revendications égalitaires et communautaires des bédouins:
« Religion sans église, l’Islam laisse le croyant seul face à Allah. Tous les croyants sont fondamentalement égaux au regard de Dieu. La fraternité des croyants et leur égalité devant Dieu sont les principes fondamentaux. L’imam n’est que le dirigeant de la prière collective; il ne joue aucun rôle d’intermédiaire entre le croyant et Allah. Partant de là, Louis Massignon a pu définir l’Islam comme une ‘théocratie laïque et égalitaire’. Nous verrons que le shiisme a introduit des intermédiaires entre les hommes et Dieu. » (La civilisation islamique. J. Burlot p.19)
Ce qui indique bien le caractère de réaction de l’Islam contre l’autonomisation de la valeur d’échange dans la région du centre ouest de la péninsule arabique au temps de Mahomet, et contre ses conséquences sur la communauté. Mais en ce qu’il constitue également la constitution d’un Etat et le maintien sous l’égide de cet Etat d’une division de l’ancienne société tribale en classes et du développement de la valeur d’échange par le commerce, il contient sa propre évolution contradictoire à travers les schismes et les hérésies comme manifestation de la lutte entre les classes et de la dissolution la vieille communauté tribale. Toutefois, et malgré la colonisation et les progrès récent du capitalisme mondial, étant donné les conditions géo-historiques, cette dernière, tout comme le caractère collectif de la propriété foncière, se maintiendra jusqu’à aujourd’hui sous différentes formes dans de nombreuses régions de cette aire.
A la mort du prophète éclatent des luttes entre tribus et entre clans. Les conquêtes apparaissent à la fois comme un moyen de résoudre un problème économique, s’emparer des richesses des provinces perses et romaines, mais également comme un moyen efficace de dévier les énergies des tribus bédouines hostiles à l’Etat et à son administration:
« La conquête se place, d’autre part, aussitôt après la sécession des tribus bédouines qui avait suivi la mort du prophète. Abu Bakr trouva dans la conquête un exutoire pour dompter les énergies et donna son accord pour les premières expéditions en Syrie et en Irak. L’initiative de ce côté est d’ailleurs venues des tribus situées près de la frontière et non du pouvoir central de Médine. »
( Burlat: La civilisation islamique, p.27)
La question de la succession à la tête du nouvel Etat arabe islamique fait ressurgir l’ensemble des contradictions et va déboucher rapidement sur une division de la communauté qui préfigure celle du futur empire.
Dès le début du Califat des luttes éclatent entre fractions de la nouvelle classe dominante au sujet de la succession du Prophète et des relations entre l’Etat et la religion. D’ailleurs, à la mort du Prophète, ce sont les chefs des clans auxquels Mahomet s’était heurté qui tendent à prendre la tête des conquêtes et par la suite, s’emparer du pouvoir sur les terres conquises:
« Le troisième (calife), Othman, était encore un vieux compagnon du Prophète, mais il appartenait à l’aristocratie qoraishite et il ne manqua pas de favoriser ses proches parents. Il semblait que la classe dirigeante mecquoise prenait sa revanche en occupant les principaux postes de direction de la communauté, tout en se livrant à une course à la richesse. Les Arabes obtinrent l’autorisation de posséder des terres hors d’Arabie, ce qui laissait entrevoir la création d’une classe dévouée au pouvoir. » (La civilisation islamique. J. Burlot p.23)
Il se formera donc au cours des conquêtes, sous le règne d’Othman entre 644 et 656, une classe de gros propriétaires fonciers étroitement liés au pouvoir et notamment au profit de l’aristocratie qoraishite contre laquelle Mahomet avait lutté. La lutte entre fractions rivales débouche sur l’assassinat d’Othman et prélude aux divisions ultérieures. Mais la question de la succession se résout momentanément dans l’accession au pouvoir sur le califat d’une dynastie héréditaire avec l’élection de Mo’awiya en 661. Damas en sera le centre. Burlat souligne:
« La prise du pouvoir par Mo’awiya signifie la victoire décisive de l’aristocratie qoraishite sur les compagnons du Prophète. Mo’awiya est en effet le fils d’Abu Sufyan, l’ancien chef des mecquois hostiles au Prophète. » (La civilisation islamique p.35)
Il faut également souligner qu’au début du Califat omeyyade l’influence byzantine reste dominante. Il faut attendre l’avènement du règne d’Abd Al Malik, en 685, pour que l’empire arabe atteignant son apogée, l’arabisation de l’administration des anciennes provinces byzantines parvienne à s’imposer et, ce n’est certainement pas un hasard, que la frappe des premières pièces arabes apparaisse.
La question de la succession repose donc le problème de la contradiction entre classes et ordre tribal, classes et communauté, et valeur d‘échange et communauté. La communauté islamique englobe la contradiction mais celle-ci se manifestera sur une échelle plus vaste à la suite des conquêtes et de l’établissement du califat, faisant également intervenir la question des nationalités en formation. D’autant que le mouvement de la valeur d’échange prend un nouvel essor dans le cadre du nouvel empire arabe qui monopolise alors une grande partie du commerce entre orient et occident ainsi qu’entre l’Europe et l’Afrique. Déjà dans la période qui précède l’Islam La Mecque avait connu comme nous l’avons signalé un développement important de celle-ci avec les conséquences sur la cohésion d’une société encore largement organisée suivant des principes tribaux, claniques ou gentilices:
« La Kaaba et le pèlerinage procuraient aux Qoraishites un grand prestige auprès des autres tribus arabes. Bien située à mi-chemin entre le Yémen et la Syrie, La Mecque était devenue une plate-forme commerciale qui avait profité des troubles que le Yemen connut au VI° siècle. On semble déceler dans la période de jeunesse du Prophète une véritable course à l’enrichissement qui portait ombrage à l’ancien idéal tribal. » (La civilisation islamique. P.11 Burlat)
Shiisme et Kharijisme.
« La première querelle à caractère dogmatique s’instaure , déjà à l’époque des Compagnons, autour du problème de la foi et des œuvres . Pour les politiciens et les conquérants, l’adhésion externe manifestée par la pratique des 5 piliers de l’Islam, à savoir la profession de foi, la prière, l’aumône légale, le jeune et le pèlerinage, suffit pour justifier l’appartenance à l’umma ou communauté, puisque la foi est dans le cœur et, partant, invérifiable.
Les mouvements kharijites et shiites, nés en 657 à la suite de l’arbitrage entre le calife Ali et Muawiya, gouverneur de la Syrie et fondateur de la dynastie des Umayyades, donnèrent une tournure aigüe et dramatique à ce problème, en face du redoutable spectre de la division qui menaçait l’existence même de la communauté. »
(L’Islam et ses sectes Histoire des religions La Pléiade p.41)
Derrière cette querelle théologico-philosophique se dresse la luttes des classes qui menace effectivement la communauté des conquérants arabes déjà dominée par une aristocratie héréditaire. La lutte opère à plusieurs niveaux entre composantes de la communauté des conquérants et au sein même des peuples conquis entre ceux qui se sont imposés comme administrateurs déjà en places de la machine de l’Etat et ceux qui en subissaient le poids doublement en tant que classes opprimées et non musulmans. La prédominance byzantine sur les perses fait aussi intervenir dans ces luttes l’élément des nationalités qui passeront des byzantins aux perses, puis des perses aux mongols et aux turcs. Ces derniers finissant par dominer définitivement la composante arabe jusqu’à la colonisation occidentale, à l’exception du Maroc et de l’Arabie centrale.
En outre, dans les régions conquises règnent également des rapports sociaux propres à d’autres mode de production. Dans l’ancien empire perse tout comme dans les provinces orientales de l’ancien empire romain, l’esclavage s’était développé et les révoltes d’esclaves étaient monnaie courante.
Les révoltes d’esclaves secouent la nouvelle société, surtout là où, comme en Mésopotamie, ceux-ci sont utilisés dans la production, et concentrés, comme dans les champs de canne à sucre.
Les mouvements gagnent les campagnes et les paysans et comportent souvent un fort caractère égalitariste, et même communiste:
« Chez les paysans on assiste au réveil des vieilles tendances iraniennes à l’égalitarisme agraire, celles qui, sous les Sassanides déjà, vers la fin du V° siècle, avaient inspiré le mouvement mazdékite, lié socialement aussi à la poussée de l‘économie et à l‘essor du mouvement urbain. Aux VIII° et IX° siècles , l’Iran et la Mésopotamie sont le théâtre de révoltes dirigées par de prétendus prophètes qui se réclament des idées de Mazdak, notamment Sunbadh le mage(754-755) et Ustadhasis (766-769), tous deux inspirateurs et chefs de mouvements où se mêlent les rancœurs suscitées par l’assassinat d’Abu Muslim, l’apôtre du mouvement abasside-alide à ses débuts. »
(« L’Islam dans sa première grandeur. » Maurice Lombard p.171 Champs Flammarion)
A la suite de toute une série de révoltes qui marquent la fin du VIII° siècle éclate la révolte de Balbek:
«
Une des plus grandes explosions de la lutte des classes dans l’ empire arabe éclata au X° siècle et gagna tout le monde musulman jusqu’en Espagne. Mais le mouvement partit des villes:
Mais, d’une manière générale, toutes ces luttes dans l’empire arabe aboutissaient au rétablissement de l’ordre social du despotisme oriental et au maintien des rapports sociaux de production du mode de production asiatique, tout comme les luttes héroïques des esclaves dans l’empire romain n’avaient jamais abouti et ne pouvaient aboutir, à un autre résultat dans les conditions du mode de production esclavagiste de l’aire occidentale. L’élément le plus dynamique restant la bourgeoisie commerçante, qui, placée dans les conditions orientales, ne pouvait toutefois dépasser certaines limites fixées par l’islam lui-même, et ne déboucha jamais sur une véritable autonomisation comme en Europe Occidentale à l’apogée du féodalisme.
9/ MARX, ENGELS, ET LA QUESTION NATIONALE/COLONIALE.
A partir de la colonisation de l’aire arabe par les nations capitalistes on a pénétration du capital, dissolution de la communauté et formation des classes de la société capitaliste: bourgeoisie, prolétariat et propriétaires fonciers. Mais étant donné les caractéristiques de cette aire, avec la résistance particulière du caractère communautaire, et les effets pervers du colonialisme capitaliste qui tend à limiter le développement économique et à l’orienter au profit des colons, et surtout en fonction des besoins de la puissance colonisatrice, on doit se demander dans quelle mesure ces classes ont été produites. Cette question rejoint celle que posait Invariance et que nous avons cité au sujet du passage du MPA au capitalisme dans la première partie de ce travail.
Les questions nationales et coloniales sont étroitement liées pour le marxisme. Et l’on ne peut tirer de leçons historiques de la lutte des classes dans cette aire stratégique sans rappeler non seulement l’historique de la colonisation capitaliste dans ses différentes régions mais encore les positions du marxisme vis-à-vis de la question nationale, à commencer par celle de Marx et Engels eux-mêmes.
Evidemment ces questions rebondissent nécessairement sur tout un ensemble d’autres questions qui ne peuvent être approfondies sans sortir du cadre de notre exposé#. Et nous l’avons déjà vu pour la question des modes de production et des formes de propriété correspondantes, surtout pour le MPA, et leur succession selon les aires considérées, mais c’est aussi le cas lorsque l’on veut définir le colonialisme. On ne peut éviter de rencontrer sur notre chemin la question de la périodisation du MPC, et les analyses qui furent développées par les théoriciens de la II° Internationale.
Lénine considérait que l’impérialisme, défini comme une phase historique du développement du MPC, la phase ultime, était inséparable du colonialisme et que la lutte des peuples dominés convergerait avec celle des prolétaires pour renverser le capitalisme. Notamment en sapant les surprofits coloniaux dont les miettes alimentaient l’aristocratie ouvrière des puissances impérialistes occidentales. Nous reviendrons plus loin sur cette question cruciale pour la stratégie et la tactique de la III° Internationale et montrerons ses limites tant théoriques qu’historiques.
Pourtant, non seulement les révolutions anticoloniales ont fini par libérer les nations colonisées partout dans le monde, mais le MPC n’a toujours pas agonisé, au contraire il s’est considérablement renforcé à l’échelle mondiale, même si ses crises recommencent à menacer la paix sociale qu’il était parvenu à instaurer en intégrant le prolétariat des métropoles occidentales dans sa communauté matérielle.
Les anciens pays colonisés ont à leur tour connu un développement capitaliste et certains d’entre eux comme la Chine, l’Inde et le Brésil sont aux marches de cette ascension qui amena les bourgeoisies euro-américaines à la domination mondiale. Mais la plupart des zones anciennement colonisées demeurent sous la domination néocoloniale des anciennes métropoles colonialistes en concurrence avec les nouveaux élus susmentionnés. D’ailleurs cette concurrence, conjuguée aux effets de la crise mondiale, explique en grande partie la tournure que prennent les évènements dans l’aire arabe et les formes d’intervention des impérialismes selon les régimes politiques et les enjeux économiques et stratégiques, s’immisçant dans la lutte entre les classes, appuyant telle ou telle fraction, ou en intervenant directement, comme en Lybie, en Syrie, en Irak, en Afghanistan ou au Mali etc.
La question nationale s’est imposée au marxisme dès sa naissance, et fut au cœur des révolutions de 1848. Pendant la période de contre-révolution allant de 1852 à 1864, Marx et Engels défendent les luttes de libération nationale, que se soit en Pologne, en Irlande, en Italie, en Hongrie ou bien sûr en Allemagne. Or, il est de mise de dénigrer dans une partie du petit milieu révolutionnaire les positions marxistes en la matière, rejoignant ainsi les positions proudhoniennes et européocentristes des petits bourgeois occidentaux. Ce fut le cas par rapport aux révolutions anticoloniales, et cela l’est toujours par rapport à la lutte des classes dans les autres aires, comme en particulier dans l’aire arabe où le CCI ne conçoit pas que le prolétariat puisse déboucher sur une lutte révolutionnaire sans que celui d’Occident ne le dirige. Il confond alors deux questions distinctes: celle de la possibilité d’une révolution prolétarienne inaugurée dans des aires de capitalisme arriéré et celle de la nécessité de la révolution dans les aires de capitalisme avancé pour la victoire internationale et définitive de la révolution communiste. Rappelons ce que disait Invariance à ce sujet:
« En conséquence critiquer la faiblesse des mouvements prolétariens dans les aires asiatique et africaine, leur nier une importance révolutionnaire, sans opérer une confrontation avec le cycle historique de la classe prolétarienne, cela aboutit finalement à du racisme car c’est nier aux prolétaires noirs ou jaunes ce que Marx et Engels reconnurent à ceux de l’Europe occidentale. C’est d’autant plus du racisme que dans l’occident héritier de la grande tradition révolutionnaire, le démocratisme le plus plat triomphe. » (Invariance série I n°6 thèse 3.3.8) #
Par ailleurs les révolutions anticoloniales ont eu d’immenses répercussions quand au développement du MPC dans l’aire occidentale, forçant des pays comme la France, mais encore la Belgique, la Hollande, l’Espagne et le Portugal, à se moderniser. On eut une industrialisation de l’agriculture et une rationalisation de la circulation du capital, qui entraînèrent une réduction des classes petites bourgeoises traditionnelles (petits commerçants, petits paysans, artisans) et un gonflement des nouvelles classes moyennes salariées. L’exode rural et l’urbanisation se sont accélérés. Une telle évolution toucha aussi les différents secteurs de l’industrie qui furent restructurés, et la tendance à l’automation en fut accentuée, avec rationalisation de l’ensemble du procès de vie de l’être capital.
La lutte pour les droits civiques des noirs aux EU prit aussi de l’importance au fur et à mesure que les peuples noirs d’Afrique engageaient la lutte contre les colons et se libéraient du colonialisme. La victoire du Vietnam sur les USA et les guérillas d’Amérique latine ne furent pas non plus étrangères au regain et à l’intensification de la lutte des classes dans les années 60/70, ni aux bouleversements dans les superstructures politiques et idéologiques des Etats frappés par ces conséquences directes du mouvement de décolonisation. Mais encore la forme même que prit ces luttes et les résultats auxquels elles ont abouti.
La vague de luttes qui culmine en France en Mai Juin 68 a mis en mouvement toutes les classes de la société bourgeoise telle qu’elle était en train de se métamorphoser, et au premier rang les nouvelles classes moyennes salariées propres à la phase de domination réelle du capital sur la société.
Le parti s’est aussi intéressé au développement des autres aires pour plusieurs raisons. Dans un premier temps ce qui a préoccupé le parti communiste, au cours des révolutions de 1848, ce fut la situation dans l’aire slave et tout particulièrement en Russie, question qui fut particulièrement obsédante pour Marx et Engels durant toute leur existence. En effet le despotisme qui régnait sous le régime tsariste en Russie et ses tendances expansionnistes constituaient la principale menace pour la révolution européenne. La question de savoir comment un mouvement révolutionnaire pouvait se développer dans cette aire devenait ainsi crucial pour le prolétariat et la démocratie en Europe. Pour les populistes et avant eux les slavophiles, la Russie était réfractaire à la civilisation occidentale et au développement du capitalisme. Mais pour le marxisme la question était plus complexe et Marx avait donné peu avant sa mort la réponse dans une lettre à Vera Zassoulitch, populiste qui devint marxiste tout comme Plekhanov :
« cit »
Le prolétariat d’Europe occidentale était directement concerné par l’expansionnisme russe qui représentait un renforcement de la réaction en Europe et un danger direct pour le mouvement national démocratique. C’est l’Empire tsariste qui avait écrasé la révolution en Europe centrale de concert avec la Prusse et l’Autriche. D’où l’intérêt que Marx et Engels portaient à cette question et tout particulièrement après 1848.
10/ MARX/ENGELS ET LA QUESTION D’ORIENT
10/1 L’empire Ottoman
La décolonisation et la formation de nations modernes, d’Etats nations bourgeois dans l’aire arabe ont suivi un cours conditionné en partie par la nation colonisatrice elle-même, en partie par les particularités régionales qui s’étaient historiquement développées avant la colonisation
10/2 La colonisation du Maghreb
Considérons la situation du Maghreb avant la colonisation française. Nous laisserons pour l’instant de côté la Lybie et la Mauritanie.
Géographiquement:
« La géographie partage les Etats du Maghreb en deux zones très différentes par leur vocation naturelle : au nord , le Maghreb proprement dit, le pays utile, méditerranéen et subtropical, au sud le Sahara maghrébin. On admet traditionnellement pour limite nord du Sahara le ligne septentrionale des dernières palmeraies qui suit le versant sud de l’Anti-Atlas et du Haut-Atlas oriental marocain, de l’Atlas saharien algérien et des chaînes de Gafsa en Tunisie. Ainsi délimité, le Maghreb méditerranéen et subtropical occupe 765 000 km2 et le Sahara maghrébin 2 052 000 km2.
Le Maghreb méditerranéen est ainsi isolé du monde arabe égyptien et oriental comme du monde noir par des milliers de kilomètres de désert. Séparé de l’Europe par la mer, il mérite bien le nom que les arabes lui ont donné: Djaziret al Maghreb, l’île du couchant. »
(« Le Maghreb moderne » Samir Amin éditions de Minuit p. 9/10)
Concernant la géographie du Maghreb, Samir Amin fait une remarque qui souligne l’analogie avec le Croissant fertile:
« Par sa structure géographique, son climat et ses modes de vie, il rappelle beaucoup la moitié occidentale du Croissant fertile, c’est-à-dire les pays de la grande Syrie (Etat de Syrie, Liban, Israël, Jordanie).
Nous traiterons plus loin de la question de la colonisation européenne dans la partie orientale de l’aire arabe.
Marx et Engels ont abordé la colonisation du Maghreb dans plusieurs textes, et notamment pour une encyclopédie américaine, respectivement Marx sur Bugeaud et Engels pour Algérie.
LA LUTTE DES CLASSES DANS L’AIRE ARABE.
1/ INTRODUCTION
« La position de la gauche communiste se distingue nettement , non seulement de l’éclectisme tactique amateur de manœuvres, mais aussi du simplisme grossier de ceux qui réduisent toute la lutte de classe au binôme, toujours et partout répété , de deux classes conventionnelles qui seraient les seules à agir. La stratégie du mouvement prolétarien moderne s‘ordonne selon des lignes précises et stables , valables pour toutes les hypothèses d‘action future, qui doivent être appliquées aux différentes aires géographiques composant le monde habité, et aux différents cycles historiques.» (Les révolutions multiples. A.BORDIGA Mai 1953)
Pour comprendre la dynamique de la lutte des classes dans cette aire il faut déterminer précisément à quel stade le MPC (mode de production
capitaliste) y est parvenu et à quel niveau de développement se trouvent les différentes classes sociales en présence et en conflit. Un autre aspect de la question réside dans l’environnement international et la période historique dans laquelle ces luttes se développent.
En ce qui concerne le premier point nous devons prendre en considération l’histoire de cette aire, les modes de production qui l’ont dominée jusqu’à la colonisation par les européens, puis celui qui s’est imposé pendant la colonisation et après les révolutions anticoloniales.
Pour le second point nous devons prendre en compte le colossal développement du capitalisme à l’échelle mondiale et la domination impérialiste de certains Etats sur des aires entières, qui permettent encore à la bourgeoisie d’enrayer tout mouvement de réunification de la classe ouvrière sur des positions révolutionnaires et par conséquent de maintenir son ordre contre-révolutionnaire et chercher à le consolider.
C’est une des raisons qui conduisent les marxistes à considérer avec le plus vif intérêt tout ce qui tend à créer un déséquilibre dans l’ordre mondial établi, même lorsqu’il s’agit de guerres et de conflits entre puissances impérialistes.
Si depuis 1945 le MPC a assuré sa domination réelle sur la société dans l’aire euro-nord-américaine, puis étendu cette domination à l’aire slave, dans la plupart des autres zones de la planète il existe encore des obstacles importants à son parachèvement et même, ce qui est le cas de l’Afrique et en partie de l’aire arabe, à son effectuation.
Ces obstacles sont d’ordre internes, des superstructures inadaptées et qui répondent aux intérêts de couches sociales minoritaires et conservatrices; et d’ordre externe, l’impérialisme, qui soutient les premières. Car c’est en favorisant l’accession au pouvoir de ces couches sociales nationales que les anciennes puissances colonialistes et les nouvelles puissances impérialistes ont pu enrayer toute transcroissance des révolutions anticoloniales et les bloquer à un niveau infra-bourgeois, tout en s’assurant d’une emprise économique sur les anciennes colonies.
Pour que le capital parvienne à dominer réellement l’ensemble de la société, il ne suffit pas qu’il développe la grande industrie dans quelques secteurs de production et qu’il crée un secteur tertiaire à l’image des vieilles puissances bourgeoises occidentales. Il doit généraliser les mécanismes de la soumission réelle du travail au capital à l’ensemble de la production et de la circulation, ce qui suppose qu’il ait éradiqué les restes de mode de production et de circulation précapitalistes et qu’il se soit débarrassé des classes sociales correspondantes. Enfin il doit mettre en adéquation les superstructures politiques et idéologiques avec les fondements économiques et sociaux: la démocratie.
Au travers de la démocratie, ce n’est plus telle ou telle fraction de la bourgeoisie qui domine la société ou l’expression d’un compromis entre bourgeoisie et anciennes classes dominantes, mais le capital lui-même, et l’Etat y devient un organe à son service, qui répond au mieux aux besoins de son être.
Mais en même temps, la démocratie est le terrain politique sur lequel peut se développer de la manière la plus pure la lutte des classes moderne, celle qui met aux prises la bourgeoisie et le prolétariat, terrain débarrassé des luttes contre les classes obsolètes des anciens régimes mais aussi terrain sur lequel le prolétariat obtient le plus de facilités et de libertés d’action.
En outre le développement des forces productives peut y atteindre son maximum, aiguisant d’un côté les contradictions fondamentales et insurmontables du MPC, et rendant d’un autre toujours plus possible et nécessaire le communisme, par la socialisation toujours plus poussée de la production et l’universalisation du prolétariat lui-même.
D’un autre côté, le triomphe du capital et de la démocratie s’accompagnent du renforcement de la puissance du premier (renforcement évident depuis 1945!) et de la mystification de la seconde (momentanément affaiblie lors des crises) qui n’est que la forme politique adéquate à la domination réelle du capital sur la société.
On ne peut pas ici développer tous ces points, ni même aborder tous les aspects de la domination réelle du capital sur la société, mais il faut tenir compte de deux caractéristiques de celle-ci.
La première concerne l’intégration du prolétariat par la production de plus-value relative et le surprofit, ce qui constitue la base économique et matérielle de l’intégration des syndicats et des fractions opportunistes des partis ouvriers ( après 1945 tous les partis ouvriers sont passés dans le camp de la bourgeoisie, depuis les partis sociaux-démocrates de la 2° Internationale en 1914,jusqu’aux partis communistes de la 3° Internationale après 1928 et les groupes trotskystes de la 4° après 1936) dans les rouages des constitutions bourgeoises et de leurs Etats. Ceci signifie que ce n’est pas uniquement l’aristocratie ouvrière qui peut être intégrée, comme le pensait Lénine, sur la base étroite du colonialisme, mais l’ensemble de cette classe sur la base des mécanismes de la soumission réelle du travail au capital. L’impérialisme participe évidemment au renforcement de ces mécanismes et à cette intégration du prolétariat dans la communauté matérielle du capital, mais il peut se passer de la domination coloniale, même s’il ne le fait que contraint et forcé, comme l’histoire l’a amplement démontré. Ce qui compte dans l’impérialisme pour les nations capitalistes parvenues à ce stade de développement, c’est de s’assurer un contrôle efficace sur le marché mondial et d’imposer une division internationale du travail qui assure leur suprématie.
La seconde caractéristique c’est le développement des nouvelles classes moyennes salariées dont le nombre dépasse celui des prolétaires dans la plupart des pays de l’aire euro-nord-américaine. Leur rôle est absolument indispensable au capital et leur nature les situe entre bourgeoisie et prolétariat, mais contrairement aux petit-bourgeois, aux domestiques ou aux paysans dont le nombre est devenu insignifiant dans la société moderne, ce sont des salariés ne possédant pas la propriété des moyens de production ou de circulation, et ils subissent l’aliénation du travail salarié, sans toutefois en subir l’exploitation (production de plus-value).
L’ensemble de ces caractéristiques ont permis au capital et à la bourgeoisie de surmonter momentanément les contradictions du MPC et d’intégrer le prolétariat dans une communauté matérielle aux côtés des autres classes, en généralisant le salariat, c’est-dire en le noyant dans les nouvelles classes moyennes salariées et la bourgeoisie elle-même ( le fameux homme unidimensionnel de feu Marcuse), et en lui permettant d’accroître sa consommation tout en augmentant sans commune mesure son exploitation.
Du point de vue politique, les possibilités et libertés plus grandes d’action que le prolétariat avait pu tirer de la démocratie, surtout dans la période de transition de la domination formelle à la domination réelle du capital sur la société ( disons entre 1871 et 1914 pour l’aire euro-nord-américaine), se sont transformées, surtout face à la vague révolutionnaire de la décennie 1917/1927, en un carcan dont le fascisme, avec l’aide des forces légales de l’Etat démocratique et des forces opportunistes du mouvement ouvrier lui-même, souda efficacement les encoignures.
Parmi les moyens dont dispose la bourgeoisie pour enrayer toute réunification prolétarienne avec la démocratie figure en bonne place le système électoral. Système qui dans les Etats de l’aire arabe apparaît inachevé et grossièrement utilisée par une petite fraction de la bourgeoisie, quand ce n’est pas de la classe des propriétaires fonciers issue du despotisme oriental des civilisations arabes ou turques. Cet inachèvement de l’Etat bourgeois moderne et le caractère caricatural de ses mécanismes tant législatif s qu’exécutifs ou judiciaires, est un des obstacles au développement du MPC dans cette aire et à la domination de la bourgeoisie dans son ensemble Il constitue aussi dialectiquement une faille pour cette dernière.
Nous avons aussi évoqué la base économique de la domination réelle du capital et de l’intégration du prolétariat, or celle-ci ne peut pas pleinement s’épanouir sans une révolution dans les superstructures qui ouvre la voie à la démocratie et par la suite à un développement moderne de la société et des forces productives. De ce fait la bourgeoisie, en tant que classe, dans cette aire ne dispose pas des moyens politiques nécessaires à sa domination et au développement du MPC, ni évidemment des moyens matériels de l’intégration du prolétariat (la démocratie sociale, les amortisseurs etc.) et ne peut avancer dans cette voie sans l’intervention de ce dernier contre les régimes en place. D’où le peu d’entrain de ces bourgeoisies pour la lutte radicale contre les bureaucraties, clans et fractions qui monopolisent le pouvoir politique, et le fait qu’elles sont poussées en avant par des masses prolétarisées et d’une manière générale par la jeunesse. L’importance de cette dernière dans tout mouvement et toute situation révolutionnaire est d’autant plus déterminante dans cette aire que la population y est beaucoup plus jeune qu’ailleurs.
Un autre obstacle au développement du MPC et de la démocratie, qui vient compliquer particulièrement la lutte des classes dans cette aire, c’est l’emprise de l’impérialisme néocolonial, et son intervention constante pour maintenir le statu quo, même si chaque impérialisme national cherche à tirer profit de la situation au détriment des autres, ou cherche de nouvelles alliances dont il pourrait tirer profit. Le poids de cet impérialisme est d’autant plus écrasant que toute cette zone depuis l’Afrique subsaharienne jusqu’au Pakistan est à la fois un vaste réservoir pour les ressources énergétiques indispensables à la production capitaliste, une aire de circulation des marchandises de toute première importance, en particulier pour ces mêmes ressources énergétiques, et une immense zone stratégique à cheval sur l‘Afrique et l‘Asie, entre Méditerranée et Océan Indien. La vente d’armes y bat aussi son plein, ce qui constitue un marché juteux pour les nations impérialistes.
Enfin, le phénomène des délocalisations y trouve un terrain propice. Le maintien de régimes autoritaires, une vaste main-d’œuvre bon marché, jeune et souvent diplômée, relativement proche des pays d’Europe et où les langues européennes sont couramment parlée, souvent comme une seconde langue depuis la colonisation, constitue un attrait considérable pour des capitaux à la recherche de surprofits.
Si l’on se pose la question de savoir quel est le mode de production dominant dans toute cette aire, il ne fait aucun doute qu’il s’agit du mode de production capitaliste, mais que celui-ci, non seulement n’a pas atteint le même stade partout, qu’il existe des différences importantes, par exemple entre l’Egypte et l’Arabie Saoudite ou entre l’Algérie et la Lybie, mais encore n’a pas atteint le stade de la domination réelle du capital sur la société; mais surtout qu’il existe à côté de ces caractères purement capitalistes des résidus important des modes de production antérieurs et des classes sociales précapitalistes, ainsi que des superstructures totalement inadéquates et des idéologies périmées.
La crise mondiale de 2007/2010 et ses répliques ont créé des déséquilibres dans les relations internationales et exacerbé toutes ces contradictions, à commencer par la situation insupportable des masses prolétarisées du Maghreb, et surtout de sa jeunesse, qui ont lancé le mouvement en Tunisie et provoqué la vague déferlante dont les effets sont encore loin d’être épuisés. Partout des prolétaires ont été aux avant-postes et ont forcé la voie aux autres couches opprimées, ainsi qu’aux fractions bourgeoises écartées du pouvoir. Mais nulle part ils ne sont parvenus à se constituer en une classe indépendante et un parti distinct. Or même s’il n’y parviennent pas, il faut considérer les résultats et leurs effets à l’échelle mondiale:
« Dans les pays d’Asie où dominent encore l’économie locale agraire de type patriarcal et féodal , la lutte, y compris politique, des quatre classes, est un facteur de victoire dans la lutte communiste internationale, même si elle aboutit dans l’immédiat à l’instauration de pouvoirs nationaux et bourgeois: tant par la formation de nouvelles aires où seront à l’ordre du jour les revendications socialistes, que par les coups que ces insurrections et ces révoltes portent à l’impérialisme euro-américain. » (Les révolutions multiples)
Depuis 1953, la situation internationale et celle de l’aire arabe ont considérablement évolués. Mais dans ces grandes lignes la stratégie du prolétariat est invariante. Et l’on ne peut nier aux prolétaires de cette aire la possibilité de lutter pour leurs intérêts de classe avant même que ceux d’aires plus avancées du point de vue capitaliste n’aient réussi à rompre avec l’apathie et la collaboration de classe.
En premier lieu, à l’exception de la Palestine, tous les pays arabes ont acquis leur indépendance.
En second lieu, comme nous l’avons affirmé ci-dessus, le MPC s’y est développé, même si c’est dans des formes impures et souvent greffées sur des formes précapitalistes anciennes, et le prolétariat s’y est également développé.
Enfin, le retour des crises mondiales frappe particulièrement les prolétaires de cette aire, suscitant des réactions et des luttes qui, même si sur le plan politique ne dépassent pas le stade du mouvement populaire interclassiste et démocratique, sont déjà sur le plan économique et social des luttes qui inquiètent l’ensemble de la bourgeoisie internationale. D’autant que ces prolétaires sont souvent en contact avec ceux, issus de l’immigration, et qui, depuis des années déjà, constituent des éléments remuants au cœur des métropoles impérialistes.
Avec la lutte des classes dans le monde arabe le spectre du prolétariat et du communisme reviennent hanter le monde et la bourgeoisie.
Cette lutte a révélé aux yeux du monde la profonde connivence des bourgeoisies impérialistes et de leurs personnels politiques avec les pouvoirs des régimes arabes, et en première ligne de la bourgeoisie française, empêtrée jusqu‘au cou dans les « affaires » tunisiennes.
Ces bourgeoisies qui n’ont dans la bouche que les mots de liberté, droits de l’homme et démocratie pour museler leurs prolétaires ont montré à quel point elles étaient solidaires des régimes militaires et monarchiques et des dictatures dans toute cette aire.
L’intervention de l’OTAN avec à leur tête les bourgeoisies les plus rapaces de toute l’histoire moderne, les bourgeoisies française, britannique et américaine, est le résultat d’un plan ignoble pour tenter de reprendre la situation en main tout en gagnant du terrain sur les derniers bastions liés à l’impérialisme russe et finalement consolider leur emprise impérialiste et chercher à prévenir l’éclatement de situations insurrectionnelles.
Si l’intervention de l’Arabie à Bahreïn n’a guère posé de problèmes, une intervention de l’OTAN en Syrie semble beaucoup plus délicate, alors que la situation s’enlise en Lybie.
Enfin, si la situation a été momentanément reprise en main par l’armée en Tunisie et en Egypte, la lutte n’a certainement pas encore donné tout son potentiel en Algérie où le prolétariat est nombreux et possède une vieille expérience de luttes, et seuls quelques signes avant-coureurs se sont montrés au Maroc.
Quelle que soit l’issue des évènements en cours , ils doivent rappeler aux révolutionnaire que la compréhension du cours historique, qui seule peut leur permettre d’en devenir tôt ou tard les protagonistes conscients, lorsque le prolétariat se reconstituera en classe et en parti de classe, ne peut se passer d’une intense activité théorique dont le marxisme demeure le cadre unique. Et surtout que le juste rapport dialectique entre crise et lutte des classes constitue le fondement de toute la prévision marxiste.
Nous développerons ce thème de la lutte des classes dans l’aire arabe, conçu non comme réponse à une simple situa tion contingente mais comme une contribution théorique à l’œuvre du parti historique de la classe ouvrière, en abordant la période des révolutions anti-coloniales.
« Vouloir lier la réalisation du programme communiste aux vicissitudes du cours historique d’une seule des grandes races de l’espèce humaine, c’est-à-dire des blancs caucasiens ou aryens ou indo-européens, en concluant que si ce rameau se trouve désormais au terme d’un cycle, plus rien de ce qui se passe au sein des autres races n’offre d’intérêt; c’est comme il est facile de le démontrer, le genre d’erreur grossière qui réunit en elle, bien plus que toutes les pires dégénérescences révisionnistes, toutes les erreurs anciennes et possible de tous les anti-marxistes. »
(Il programma comunista n°3. 1958)
OCTOBRE 2011
LA LUTTE DES CLASSES DANS L’AIRE ARABE.(2)
2/ SUCCESSION DES MODES DE PRODUCTION ET RÉVOLUTIONS MULTIPLES.
Le marxisme a isolé un certain nombre de formes sociales typiques correspondant à des modes de production historiques. La succession de ces formes et de ces modes de production n’est évidemment pas nécessairement identique dans toutes les aires, ni même pour des périmètres plus limités à l’intérieur d’une même aire habitée, même s’ils constituent des formes progressives du développement des forces productives humaines qui, par ailleurs, se manifestent par l’influence des formes les plus évoluées sur les formes inférieures.
Dans l’aire arabe nous devons distinguer des subdivisions qui ne furent unifiées réellement qu’ avec la révolution islamique à partir du VII° siècle après JC.
Par la suite et sous l’effet conjugué de cette révolution et de la crise interne aux empires Romain et Perse, cette aire fut élargie de la Péninsule arabique proprement dite au Proche et au Moyen Orient jusqu’aux confins de l’Extrême Orient, d’un côté, et jusqu’ à l’Atlantique et la péninsule Ibérique de l’autre.
Mais dans l’ensemble, ce qui a dominé dans cette aire, avec la dissolution de la communauté primitive avant la colonisation capitaliste, c’est le MPA (mode de production asiatique).
« 3.1.1- Dans l’aire occidentale, la succession des modes de production a été la suivante: le communisme primitif, sa phase de dissolution, la société esclavagiste antique, le féodalisme, le capitalisme.
- En Asie, ce fut: communisme primitif, forme asiatique, développement actuel du capitalisme.
- En Afrique, il en est de même. Cependant il y a des variations secondaires importantes liées à des données géographiques et historiques.
- En Amérique du Nord lors de l’arrivée des européens les divers peuples se trouvaient dans une société de dissolution du communisme primitif. Seulement, étant donné l’immensité du pays et la variété du peuplement, nous ne pouvons pas préciser. Avec Morgan, nous notons la similitude de la phase de ces peuples avec celle traversée par les Grecs avant la fondation de la cité Etat.
- En Amérique centrale et du sud , il y avait une forme de dissolution du communisme primitif qui s’apparente très bien avec la forme asiatique de production. Là encore l’immensité du pays et les différentes conditions de vie qu’il offre font qu’on ne peut que schématiser ici un phénomène certainement plus complexe.
Cependant ce qui fut important et l’est encore, dans la mesure où le capitalisme ne s’est pas pleinement développé, c’est de savoir comment a pu s’effectuer le passage de la forme asiatique de production au capitalisme, quel rapport cela peut-il avoir avec la révolution communiste. » (INVARIANCE N°6 Série 1. 1969)
Depuis la fin des révolutions anti coloniales, tout au moins depuis la rédaction des thèses d’Invariance, plus de quatre décennies se sont écoulées. C’est nécessairement en tenant compte du chemin parcouru depuis lors et de l’approfondissement de la théorie marxiste que l’on pourra sur la base de ces thèses affronter la question du devenir et des perspectives des luttes qui ont débuté en Tunisie fin 2010, sous les effets de la crise du capitalisme la plus grave depuis la 2°guerre mondiale.
Toutefois comme nous l’avons vu dans la première partie de ce texte, le MPC s’est étendu à la planète entière mais n’en est pas encore au même stade pour des raisons historiques que nous avons largement évoquées et que nous allons approfondir.
Par conséquent, la révolution communiste est mûre dans toutes les aires, et le prolétariat en est le seul protagoniste. Mais les rapports de classe ne sont pas non plus au même niveau de développement dans les différentes aires et la lutte de certaines classes autres que le prolétariat lui-même constitue un des éléments du devenir à la révolution communiste que le marxisme, loin de nier naïvement, à toujours pris en compte et justement évalué pour déterminer la stratégie et la tactique du parti prolétarien.
Il en est ainsi des paysans, et particulièrement des paysans pauvres et des paysans sans terre, mais encore, avec le passage à la domination réelle du capital sur la société, des nouvelles classes moyennes salariées.
La bourgeoisie, lorsque elle est une classe encore révolutionnaire est une classe déterminante de ce devenir, et même certaines fractions de cette classe quand elles sont écartées du pouvoir jouent un rôle que le parti révolutionnaire doit analyser précisément. Ainsi tant que la bourgeoisie n’est pas encore parvenue à l’indépendance nationale, elle peut jouer un rôle révolutionnaire. Ou encore tant qu’elle n’est pas arrivée à s’emparer de l’Etat et lui imprimer sa forme démocratique, nécessaire à l’exercice de son pouvoir en tant que classe hégémonique dans la société elle peut jouer un rôle progressiste contre les classes réactionnaires issues de l’ancien régime, comme les propriétaires fonciers.
Bien sûr, selon le degré de développement du prolétariat lui-même, cette bourgeoisie peut abdiquer son propre rôle historique par peur du prolétariat, comme ce fut le cas à plusieurs reprises en France et en Allemagne. Dans ces conditions c’est au prolétariat qu’échoue la tâche de parachever la révolution bourgeoise. Dans d’autres conditions encore, ou la bourgeoisie est numériquement insignifiante mais où un prolétariat s’est déjà développé du fait d’un capitalisme d’Etat ou de l’implantation coloniale de capitaux étrangers, le prolétariat et la paysannerie sont les protagonistes d’une telle révolution comme en Russie.
Dans les autres aires, essentiellement en Asie et en Afrique, la situation se présente encore différemment, du fait de la colonisation capitaliste. C’est ce qui suscita la question suivante au parti révolutionnaire après 1848:
« l’humanité peut-elle accomplir son destin sans une profonde révolution en Asie? » (Marx: La domination britannique en Inde. Cité par Invariance n°6 thèse 3-1-2 )
Ou encore si la révolution communiste triomphait en Europe occidentale qu’adviendrait-il alors que dans le reste du monde le MPC ne faisait que commencer à se développer?
« Comme le monde est rond, cette mission - la création par la bourgeoisie du marché mondial - semble achevée depuis la colonisation de la Californie et de l’Australie ainsi que de l’ouverture de la Chine et du Japon. Dès lors la question difficile pour nous est celle-ci: sur le continent la révolution est imminente et prendra un caractère socialiste, mais ne sera-t-elle pas forcément étouffée dans ce petit coin du monde? En effet, sur un terrain beaucoup plus vaste, le mouvement de la société bourgeoise est encore ascendant. »
(Lettre de Marx à Engels du 8/10/1858)
Mais cela signifiait-il qu’il faille attendre que le capitalisme se développe dans le monde entier avant que la révolution communiste puisse triompher?
En étudiant le cas de la Russie, Marx et Engels émirent l’hypothèse, contre de prétendus marxistes russes, que ce pays pourrait sauter par-dessus la phase capitaliste, si la révolution menée par les paysans et l’intelligentsia contre le despotisme asiatique tsariste, en s’appuyant sur les restes vivaces de communauté villageoise, était complétée par une révolution communiste dans l’aire occidentale. L’union internationale des révolutionnaires et le transfert de forces productives d’une aire vers l’autre permettant d’abréger la phase capitaliste, voire de l’éluder.
Ce schéma, avec de nombreuses et évidentes variantes locales pouvait d’autant plus être étendu aux autres aires dans la mesure où le colonialisme avait suscité un mouvement révolutionnaire anti-colonial.
3/ LE MODE DE PRODUCTION ASIATIQUE (MPA)
Le MPA est considéré par Marx comme un mode de production extrêmement stable:
« C’est nécessairement la forme asiatique qui se maintient avec la plus grande ténacité et le plus longtemps. Cela tient à ses conditions mêmes: l’individu ne peut se rendre autonome vis-à-vis de la commune; le cycle de la production se suffit à lui-même; l’agriculture est unie à la manufacture, etc. Si l’individu modifie son rapport à la commune, il modifie et ruine la commune et ses bases économiques. A son tour la transformation des bases économiques entraîne , par sa propre dialectique, l’appauvrissement etc. » (Marx GRUNDRISSE t.2 bis p20/21 éditions ANTRHOPOS coll. 10/18 1968)
S’il existe de nombreuses variantes liées aux différentes conditions géo-historiques de ces formes, et celles-ci ont existé à peu près partout, ce qui les caractérise toutes, outre leur longévité, c’est la persistance du phénomène communautaire avec la propriété collective du sol et le faible développement autonome des classes et des individus. Ce qui ne signifie pas que les classes et les individus n’existent pas dans le MPA, mais qu’ils ne peuvent pas s’autonomiser, que le processus qui tend vers cette autonomisation est sans cesse enrayé et ré-englobé. #
Pour que le capitalisme puisse se développer Marx énumère deux conditions:
« Le travail libre et son échange contre l’argent afin de reproduire et de valoriser l’argent en servant à ce dernier de valeur d’usage pour lui-même et non pour la jouissance, telle est la présupposition du travail salarié et l’une des conditions historiques du capital. La séparation du travail libre des conditions objectives de sa réalisation, c’est-à-dire des moyens et de la matière du travail en est une autre. » (GRUNDRISSE T2 BIS p.7)
Il y a donc deux conditions fondamentales pour le développement du MPC (mode de production capitaliste).
Il faut premièrement que, d’une part, la valeur d’échange y ait acquis un développement suffisant, qu’elle s’y soit autonomisée non seulement sous la forme de l’argent mais encore en tant que capital, et d’autre part que celui-ci s’échange contre du travail libre, autrement dit que le travail libre existe; deuxièmement que ce travail libre ne possède plus les conditions objectives de sa réalisation, pour qu’il soit forcé de s’échanger contre le capital.
La première condition est donc l’existence du capital lui-même.
La deuxième pose le problème des formes de propriété du travailleur libre ( ce qui exclue l’existence du travailleur non-libre comme l’esclave ou le serf) sur les moyens objectifs du travail.
Si la valeur d’échange se développe bien y compris le capital (commercial et usuraire) dans les différentes formes historiques du MPA, de même que l’échange de travail libre contre de l’argent, ce n’est que marginalement que ce travail apparaît comme travail salarié et pour que celui-ci puisse permettre le développement de la production capitaliste la seconde condition historique du capital fait défaut, à savoir que ce travail soit séparé de ses conditions objectives de réalisation:
« Il faut donc tout d’abord que le travailleur soit séparé de la terre, de son laboratoire naturel; autrement dit que soient dissoutes la petite propriété foncière libre ainsi que la propriété foncière collective fondée sur la commune orientale. » (GRUNDRISSE T2 BIS p.7)
Or comme le dit Marx:
« Ce n’est pas l’unité des hommes vivants et actifs avec les conditions naturelles et inorganiques de leur métabolisme avec la nature qui aurait besoin d’une explication ou qui serait le résultat d’un processus historique; c’est au contraire la séparation entre ces conditions inorganiques de l’existence humaine et de son activité, séparation qui n’est totale que dans le rapport entre le travail salarié et le capital. » (idem p.24)
En fait, partout historiquement, la forme orientale précède la petite propriété foncière libre. # Mais le MPA et son Etat despotique tend à maintenir la propriété collective du sol et exploite le travail des communautés qu’il domine sous la forme de la corvée ou de l’impôt (peu importe ici le degré de développement historique de ce type de société ou d’extension territoriale considéré). #
« Dans la forme orientale cette perte a le moins de chances de se réaliser sauf s’il intervient des faits tout à fait extérieurs, puisque le membre de la commune n’entretient jamais avec elle un rapport de liberté tel qu’il risque de perdre son lien objectif et économique avec la commune. L’individu fait corps avec elle. C’est ce qui résulte aussi de l’union de la manufacture et de l’agriculture, de la ville (village) et de la campagne. » (p.30)
Cependant, avec la constitution de la classe dominante (tribu conquérante ou caste dirigeante selon la division du travail en travail intellectuel et travail manuel ou encore entre fonction productive et militaire chez les peuples sédentaires d’agriculteurs etc.) en Etat despotique, la propriété du sol passe au despote qui attribut une rente aux membres de sa classe (originellement sa tribu ou sa caste) en échange du contrôle de la production, de la protection du territoire et du prélèvement de l’impôt ou/et réalisation de la corvée.
Dans le MPA, l’Etat et la classe dominante se confondent et conservent la forme d’une communauté fortement hiérarchisée, unité centrale qui chapeaute les communautés de base.
Le surproduit peut ainsi être extorqué aux producteurs qui jouissent toujours de la possession collective du sol au titre de membres d’une commune villageoise ou d’une tribu dépendante du despote, que ce dernier soit considéré comme le fils du ciel ou le descendant du prophète.
Malgré le développement des forces productives, d’un certain artisanat, de l’art et de la science, dans les villes où se regroupent les représentants du despote et les commerçants, la base demeure la production agricole et l’élevage des communautés auto-suffisantes, qui ne commercent que pour quelques denrées rares lorsque les conditions environnementales sont particulièrement difficiles (déserts, steppes arides …).
Si la lutte entre les classes y est bien opérante comme dans toute société de classe, elle demeure toutefois, pour les raisons évoquées ci-dessus, circonscrite et n’aboutit pas par elle-même à un autre résultat que la reproduction du MPA à une échelle supérieure, constitution d’empires, ou, selon les circonstances historiques, au contraire, à une désagrégation d’empires. D’autant plus que les conditions environnementales de l’agriculture et de l’élevage (agriculture hydraulique et steppes et déserts pour l’élevage) , activités essentielles de ce mode de production, favorisent son renforcement. L’élément le plus révolutionnaire demeure alors le développement de la valeur d’échange et du capital qui tendent à dissoudre les liens communautaires.
4/ LE MPA DANS L’AIRE ARABE ET LA RÉVOLUTION ISLAMIQUE.
La péninsule arabique se trouve sur la route commerciale entre l’océan indien et la méditerranée. Certaines tribus, plus ou moins sédentarisées dans des villages marchés, dont certains se situaient à la croisée de plusieurs routes caravanières et, ou, constituaient des lieux sacrés de regroupement des tribus arabes de bédouins, devinrent des tribus essentiellement commerçantes et s’enrichirent rapidement. Les tribus d’éleveurs de chameaux qui vivaient à l’écart de ses lieux d’échange étaient toutefois indispensables à l’acheminement des marchandises à travers le désert. Celles-ci exigeaient le paiement d’un tribut en échange de leurs services ou bien du simple droit de passage. Bien souvent, lorsque les conditions les y poussaient, ils pratiquaient la razzia.
Le développement démographique des tribus arabes et celui du commerce exacerbait nécessairement les relations entre les différentes tribus et tendaient à dissoudre les liens et à attaquer la propriété collective du sol.
La révolution islamique fut la réponse à cette double pression et put d’autant plus facilement se répandre au-delà de la péninsule arabique que les empires antiques qui encadraient cette région étaient en pleine décadence (empires romain et perse essentiellement, mais il en était de même au sud de la péninsule, au Yemen).
L’Islam unifia les tribus arabes et, en les lançant dans la guerre sainte, résolu le problème de l’équilibre vital et fragile de la vie dans les déserts et les oasis remis en cause par l’expansion démographique et les effets dissolvants de la valeur d‘échange sur les rapports communautaires. Il permit ainsi aux communautés de se maintenir et tout en fournissant une idéologie commune, protégeait le commerce de leurs exactions. Cette idéologie religieuse monothéiste tout en unifiant les arabes et maintenant le caractère communautaire des producteurs (éleveurs de chameaux dans le désert, agriculteurs dans les oasis ou près des fleuves) constituait le fondement d’un Etat qui garantissait l’appropriation d’un surproduit par la classe dominante reproduisant le schéma classique du MPA et maîtrisant plus ou moins pour un temps le développement de la valeur d’échange.
L’extension de l’Islam à d’autres aires fut révolutionnaire dans la mesure où l’on eut une unification et un certain développement des forces productives.
Notre théorie ne limite pas le phénomène révolutionnaire à la seule révolution prolétarienne mais considère l’ensemble des révolutions multiples dans l’espace et dans le temps de l’ « espèce qui vit, travaille et connaît »!
Mais comme tout empire et tout Etat a-national, comme le sont les Etats issus du MPA, ceux-ci finissent par se scinder et se fractionner, laissant de nouveaux peuples envahir l’espace qu’ils contrôlaient auparavant.
La colonisation par les arabes, les turcs ou les mongols de toute cette aire a conservé l’ensemble des caractères fondamentaux du MPA à côté de formes plus anciennes (zones désertiques où le tribalisme prédomine encore sous des formes toutefois assez éloignées de l’origine) ou plus modernes (dans les régions où la valeur d’échange s’était le plus développée, par exemple les zones de contact avec l’empire romain, et sur les voies commerciales antiques).
5/ LE DÉVELOPPEMENT DU MODE DE PRODUCTION CAPITALISTE (MPC) ET LES RÉVOLUTIONS MULTIPLES.
En occident le MPC s’est développé en expropriant les petits producteurs libres, qui étaient ainsi forcés de vendre leur force de travail aux capitalistes.# Ceci supposait l’abolition du servage comme revendication principale de la bourgeoisie, non parce que celui-ci constituait une forme d‘exploitation de l’homme, mais parce que cette forme faisait obstacle à l’exploitation capitaliste de la force de travail.
La révolution bourgeoise n’en demeure pas moins un fabuleux bon en avant de l’humanité par rapport à l’ancien régime féodal, et à toutes les autres formes précapitalistes, que les prolétaires ont soutenu partout et toujours tant qu’ils n’étaient pas à même de se constituer eux-mêmes en parti révolutionnaire distinct et de défendre leur propre programme révolutionnaire: le communisme.
L’Europe féodale, malgré la reconquête sur la péninsule ibérique et la Sicile ne parvint pas à dominer le monde arabe et musulman, les croisades, après la faveur de la surprise au Proche-Orient, s’enlisèrent et les quelques colonies franques et chrétiennes s’orientalisèrent, comme l’ex empire romain d’orient, Byzance.
Ce ne sera qu’avec les débuts du MPC et les premières révolutions bourgeoises, que le colonialisme européen menaça véritablement le monde arabe et les peuples des autres aires.
Avec la colonisation de l’aire arabe par les capitalistes européens qui profitèrent de la décadence de l’Empire ottoman, et la précipitèrent par les moyens les plus infâmes qui soient (y compris parfois par une entente tacite avec le Tsar, alors gendarme de l’Europe et principal obstacle à la révolution), le MPC rencontre des difficultés particulières d’implantation et de développement:
« 3.1.3 Le mode asiatique de production a offert une résistance énorme au développement du capitalisme. En Chine , la pénétration commence avec la guerre de l’opium, mais le triomphe du capitalisme ne se fait qu’en 1949; en Inde le cycle est encore plus long.
En Afrique , le communisme primitif et la traite des noirs qui a ruiné tout le continent africain sont cause d’un retard qu’il y a encore quelques années tout le monde imputait à une soit disant infériorité de la race noire.
En Afrique nous avons trois aires: aire arabe qui va de l’océan atlantique au golfe persique et qui, de ce fait, déborde sur l’Asie.
Au sud du Sahara: l’aire équatoriale ou aire de l’Afrique noire; l’aire de l’Afrique du sud (sud-africaine) caractérisée par un fort peuplement blanc.( Afrique du sud. Rhodésie et petits Etats noirs enclavés dans l’Afrique du Sud).
Pour l’Asie comme pour l’Afrique, étant donné la persistance des formes sociales communautaires, se posait la question du saut par-dessus la phase capitaliste. Cette question avait déjà été abordée pour la Russie au milieu du 19° siècle.
La condition de ce saut était un fort mouvement prolétarien en Occident et une faible pénétration de la valeur d’échange dans ces pays. » (INVARIANCE 6 SERIE I THESE 3.1.3)
Au moment où éclate la révolution russe, ouvrant la perspective de la révolution internationale, où en est la lutte des classes dans les autres aires?
La bourgeoisie capitaliste européenne parvint à développer un certain capitalisme dans ses colonies. Dans l’aire arabe, notamment en Algérie, la colonisation capitaliste avait généré un prolétariat et déraciné une masse de paysans sans qu’il y ait de véritable bourgeoisie autochtone. D’où une autre analogie avec la Russie où le capitalisme s’est développé à la fois par le haut et de l’extérieur, par l’implantation de capitaux anglais et français, et où le prolétariat et son parti surgirent sans qu’il n’existe une véritable bourgeoisie russe :
«3.1.5 Le développement du capitalisme dans ces pays a détruit les antiques rapports sociaux et a développé un capitalisme appendice de celui des métropoles (exemples les plus suggestifs: Algérie et Inde). D’où:
- Formation d’un fort prolétariat avec une bourgeoisie à peu près inexistante.
-Formation de partis prolétariens avant ceux de la bourgeoisie. Ceci est un élément commun avec la Russie ( le POSDR est créé avant le parti bourgeois, le parti cadet). Ou bien s’il se forme avant il emprunte au socialisme une part importante de l’idéologie prolétarienne# ( ainsi du KUOMINGTANG avec SUN YAT SEN). Il est fortement imprégné de socialisme et reconnaît implicitement la nécessité de celui-ci pour la libération de la zone géo-sociale où il se développe. » (INVARIANCE n°6 série I 1969)
Dans une première phase il y eut donc la possibilité d’une transcroissance révolutionnaire dans ces aires en relation avec le mouvement international et d’un saut par dessus les différentes étapes que le MPC avait du parcourir en Europe occidentale:
« En Orient, les régimes sont encore féodaux#. Quel en sera le développement ? Les puissances coloniales ont apporté les produits de leur industrie, parfois même installé des fabriques dans les zones éléments se reversent à l’intérieur du pays, dans le travail de la terre; une paysannerie d’une misère extrême subit l’exploitation directe des chefaillons indigènes et l’exploitation indirecte du capital mondial. Là où naît une bourgeoisie industrielle et commerciale locale, elle est liée à la bourgeoisie étrangère et en dépend. Il est difficile que se dégage un bloc contre les étrangers. Dans certains pays seulement (voir le Maroc) les chefs féodaux eux-mêmes y adhèrent ainsi que les gros propriétaires fonciers; en général l’impulsion vient des paysans et des rares ouvriers; se joint à eux , comme en Europe à l’époque romantique, la catégorie des intellectuels, partagés entre une xénophobie traditionnaliste et l’attrait pour la science et la technique des blancs. Cette masse informe se soulève; son mouvement crée de graves difficultés à la classe capitaliste européenne. Celle-ci a deux ennemis : les peuples des colonies, et son propre prolétariat.
Maintenant comment arrive-t-on au socialisme en partant d’un système d’économie sociale du type de celui des pays de l’Orient ? Faut-il d’abord attendre, comme en Europe, une révolution bourgeoise et nationale appuyée par les masses travailleuses et misérables, pour n’arriver qu’ensuite à une lutte de classe locale, à la constitution d’un mouvement ouvrier, à la lutte pour le pouvoir et les Soviets ? Par une telle voie, la révolution prolétarienne mondiale prendrait des siècles et des siècles.
De façon plus ou moins claire, les délégués d‘Orient, en 1922, répondirent que non : ils ne voulaient pas passer par le capitalisme et son cortège d‘infamies que ne dissimulaient plus désormais des parades populaires et nationalistes. Ils voulaient marcher aux côtés de la révolution mondiale de la classe ouvrière des pays capitalistes, et réaliser dans leurs pays aussi la dictature des masses non possédantes et le système des Soviets.»
(« Orient » BORDIGA 1951 Prometeo n°2 série 2)
Mais, dans une deuxième phase, avec la défaite de la révolution communiste, la faillite de la troisième internationale et le triomphe de la théorie de la construction du socialisme dans un seul pays, les mouvements des aires colonisées se replièrent sur des tâches purement nationales propres aux révolutions bourgeoises mais sous le travestissement du socialisme stalinien.
Cette deuxième phase se déploie surtout après la 2° guerre mondiale avec la vague des révolutions anticoloniales.
Ces mouvements furent révolutionnaires même si leurs tâches étaient bourgeoises, et même si, contrairement à ce qu’espérait la gauche communiste, ils ne parvinrent pas à relancer la dynamique révolutionnaire dans les métropoles coloniales et impérialistes. La citation qui suit résume les étapes de cette phase révolutionnaire nationale, bourgeoise et démocratique:
« Dès le premier après guerre , le mouvement de libération nationale prit une certaine ampleur: Irlande 1921, Egypte 1922, Turquie 1918/1920, Afghanistan 1921; d’autre part sous l’action du prolétariat il y eut une radicalisation importante en Chine et en Inde. Cependant c’est surtout après la deuxième guerre mondiale que la lutte anticoloniale revêt toute son importance . On a deux grandes périodes:
a) 1945-54. Elle triomphe en Asie en tant que révolution populaire en Chine, par le haut en Inde, en Indonésie, aux Philippines (ce qui n’empêche pas la révolte des Huks). En Afrique le mouvement avait pris un grand essor dès 1946, avec la formation des principaux partis réclamant l’indépendance en Afrique noire, au Maghreb reprise du MTLD (mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques). Mais le mouvement subit une terrible répression (1945 Sétif, 1947 répression à Madagascar). Le mouvement est enrayé. Cependant en 1952 se développe une vaste agitation en Afrique occidentale pour l’obtention d’un code du travail, tandis que la lutte des ouvriers agricoles de la Sanaga maritime se prolongeait et que commençait celle des MAU-MAU ; elle devait durer jusqu’ en 1954.
b) 1954-62. Le développement de la révolution algérienne radicalisa tout le mouvement d’indépendance africaine : le Ghana obtient son indépendance en 57, la Guinée en 58. Afin d’isoler l’Algérie, la France est d’abord obligée d’accorder l’indépendance à la Tunisie et au Maroc (1956) puis aux pays d’Afrique noire. 1960 fut l’année de l’indépendance africaine: Cameroun, Congo Brazzaville, Congo Kinshasa, le Nigeria, le Gabon, la République centre-africaine; bref presque tous les pays d’Afrique noire sauf les colonies portugaises. L’Afrique entrait réellement dans l’histoire.
La contre-révolution ne pouvait pas abolir le mouvement, elle ne put que le canaliser. Devant la montée révolutionnaire, le capitalisme mondial n’a pu qu’essayer de l’englober, d’où finalement l’acceptation de l’indépendance et en définitive, pour briser la force révolutionnaire, il a multiplié les nations afin de mieux diviser les peuples.
La phase se clôt avec l’indépendance de l’Algérie en 1962. » (INVARIANCE n°6 Série I)
LA LUTTE DES CLASSES DANS L’AIRE ARABE (3)
6/ MARX/ENGELS ET L’AIRE ARABE
Marx et Engels ont échangé une correspondance au sujet des caractéristiques de l’aire arabe. Dans une lettre du 26 mai 1853 Engels commente un livre du révérend Charles Forster, « La géographie historique de l’Arabie ». Il en tire une série de remarques sur l’histoire des tribus arabes et l’identité d’origine des arabes et des hébreux:
« 1. La prétendue généalogie de Noé, Abraham, etc.qui figure dans la genèse est l’énumération assez exacte des tribus de bédouins qui existaient alors selon leur plus ou moins grand degré de parenté dialectale. Comme on sait, les tribus de bédouins continuent de s’appeler de nos jours les Beni Saled, les Beni Jussuf, etc., c.à.d fils d’un tel ou d’un tel. Cette dénomination produit d’un mode de vie patriarcal, donne finalement naissance à ce genre de généalogie. L’énumération que fait la genèse se trouve plus ou moins attestée par les anciens géographes et les voyageurs modernes attestent que ces noms anciens subsistent encore la plupart du temps avec des modifications dialectales. Mais ce qui en découle, c’est que les Juifs ne sont eux-mêmes qu’une petite tribu de bédouins parmi les autres que certaines circonstances locales, un mode d’agriculture, différencièrent des autres bédouins. »
La différenciation entre arabes et juifs repose donc sur des données parfaitement matérialistes et non pas religieuses. Les distinctions religieuses découlant de la différenciation ultérieure dans la structure économique et sociale du fait de circonstances géo-historiques ayant conditionné une certaine évolution de l’activité productive.
En outre, même dans la religion Engels décèle une souche commune et ramène les religions juive et musulmane à un vieux fond monothéiste commun tout en expliquant les différences par la séparation entre nomades et sédentaires déjà évoquée:
« En ce qui concerne le charlatanisme religieux, les vieilles inscriptions du Sud ou prédomine encore la tradition monothéiste (comme chez les indiens d’Amérique) vieille tradition nationale arabe, et dont la tradition hébraïque n’est qu’une faible partie, ces inscriptions tendent à prouver que comme tout mouvement religieux, la révolution religieuse de Mahomet était une réaction pure et simple, un soit disant retour à la simplicité et à la tradition anciennes. Une chose m’apparaît maintenant avec évidence: cette prétendue sainte écriture juive n’est rien d’autre que la transcription de l’antique tradition religieuse et tribale des anciens Arabes qui s’est trouvée modifiée du fait que très tôt les Juifs se séparèrent de leurs voisins issus de la même souche mais nomades. Cette évolution historique distincte s’explique par le fait que, du côté Arabe, la Palestine n’est bordée que par le désert, qui est un pays bédouin. »
Dans « La naissance de l’Islam », de Toufic Fahd, on trouve un commentaire qui renforce le point de vue d’Engels au sujet du monothéisme primitif des arabes et sur son appréciation de la réaction religieuse mahométane :
« Al-Lâ ou Allâh, forme assimilée d’al-Ilâh, l’équivalent de l’accadien Il et du cananéen El, désignait comme ces derniers, la divinité impersonnalisée et se confondait couramment avec la première personne de la trinité sémitique, constituée par le Père, la Mère et le Fils. L’importance prise par la Mère, al-Uzzä, par le fils Hubal, et par les deux filles , al-Lât et Manât, avait éclipsé Allâh, le père de tous, le Dieu universel. La mission de Mahomet consistera à redonner sa place de premier et d’unique à Allâh, ainsi qu’avait fait Abraham pour Elohîm et Moïse pour Yahvé.
Dans l’esprit de Mahomet, le monothéisme primitif des Arabes était indéniable. Il s’agissait d’y retourner. » (p651 Histoire des religions II La Pléiade )
Au-delà de ce caractère originel de la religion musulmane et de son
aspect de réaction et de retour aux sources il faudra déterminer ce qui en fait l’originalité et en quoi cela répondait à des données matérielles et historiques propres à cette aire et aux relations qu’elle entretenait avec les aires environnantes. On trouve des éléments intéressants dans l’ouvrage de Maxime RODINSON sur la vie de Mahomet.
Au sujet des invasions arabes, Engels rappelle que les tribus arabes n’ont pas surgi du désert pour la première fois soudainement sous Mahomet mais qu’elles ont régulièrement progressé dans toute cette aire, ce qui est important pour démystifier le caractère surnaturel de ces invasions:
« «2. En ce qui concerne cette grande invasion arabe dont nous parlions autrefois: le livre fait apparaître que, tout comme pour les Mongols, les invasions bédouines furent périodiques, que l’empire assyrien et celui de Babylone ont été fondés par des tribus bédouines à l’endroit même ou plus tard s’élèvera le califat de Bagdad. Les Chaldéens, fondateurs de l’empire babylonien, vivent encore dans la même localité et sous le même nom, les Beni Chaled. L’édification de grandes villes comme Ninive et Babylone s’est faite exactement de la même façon que la fondation, il y a 300 ans aux Indes orientales, à la suite des invasions afghane, tatare etc. de villes gigantesques analogues, Agra, Dehli, Lahore, Multan. L’invasion musulmane perd par là même beaucoup de son caractère singulier. »
Non seulement l’invasion arabe musulmane n’est pas véritablement originale puisque l’on retrouve le même phénomène avec les Mongols, les Tatares, etc. peuples également nomades, mais encore toute l’aire orientale arabe actuelle était depuis longtemps et régulièrement investie et occupée par des tribus arabes depuis la plus haute antiquité, et notamment à l’emplacement des capitales des empires de l’antiquité.
En outre Engels rappelle que les Arabes de l’époque pré islamique avaient atteint un degré élevé de civilisation et ne pouvaient donc pas être considérés uniquement comme des bédouins:
« 3. Il semble que dans le Sud Ouest, là où ils s’étaient sédentarisés, les Arabes aient été un peuple aussi civilisé que les Egyptiens, les assyriens, etc. comme l’attestent leurs monuments. »
Dans une lettre du 2/06/1853 Marx reprend ce sujet :
« Au sujet des Hébreux et des Arabes ta lettre m’a beaucoup intéressé. D’ailleurs: 1. On peut prouver, dans toutes les tribus orientales, un rapport général entre la sédentarisation d’une partie de celles-ci et la persistance de la vie nomade chez les autres, depuis que l’histoire existe.# 2. Au temps de Mahomet, la route commerciale d’Europe en Asie avait changé considérablement de parcours et les villes d’Arabie qui avaient eu une grande part au trafic avec l’Inde etc. , se trouvaient commercialement en décadence, ce qui a en tout cas aussi provoqué cette évolution. » (Correspondance tome III éditions sociales)
Toutes les sociétés orientales évoluent depuis le passage du stade chasseur/cueilleur au stade agriculteur/éleveur au travers de ce rapport général entre sédentaires et nomades. D’autre part la question du rôle des changements de voies commerciales dans la révolution islamique est à mettre en rapport avec le développement de la valeur d’échange dans toute cette aire et avec les conséquences sur l’organisation communautaire des Arabes, en particulier des bédouins dont la survie était en étroite liaison avec les villes commerçantes.
Marx poursuit:
« 3. En ce qui concerne la religion, la question se ramène à une question générale, à laquelle il est donc facile de répondre: pourquoi l’histoire de l’Orient se présente-t-elle comme une histoire des religions?
Sur la constitution des villes en Orient, il n’y a pas de lecture plus parlante, plus brillante et de plus convaincante que le vieux François Bernier (pendant 9 ans médecin d’Aurangzeb), « Voyages contenant la description des états du grand Moghol, etc. » Il explique aussi les question militaires, le mode d’approvisionnement de ces grandes armées, etc. »
C’est de la lecture de Bernier que Marx va tirer une remarque fondamentale sur l’histoire de l’Orient:
« Bernier décèle très justement la forme fondamentale de tous les phénomènes de l’Orient - il parle de la Turquie, de la Perse, de l’Hindoustan - dans le fait qu’il n’existait pas de propriété foncière privée. Et c’est là la véritable clef même du ciel oriental. »#
A quoi Engels répond dans une lettre du 6/06/1853 en confirmant et en développant sur les fondements matériels et historiques de cette absence de propriété foncière privée:
« L’absence de propriété foncière est en effet la clef de tout l’Orient. C’est là-dessus que repose l’histoire politique et religieuse. Mais d’où vient que les Orientaux n’arrivent pas à la propriété foncière, même pas sous forme féodale? Je crois que cela tient principalement au climat, allié aux conditions du sol, surtout aux grandes étendues désertiques qui vont du Sahara, à travers l’Arabie , la Perse, l’Inde et la Tatarie, jusqu’aux hauts plateaux asiatiques. L’irrigation artificielle est ici la condition première de l’agriculture ; or, celle-ci est l’affaire, ou bien des communes, des provinces, ou bien du gouvernement central. En Orient, le gouvernement n’avait jamais que trois départements ministériels: les finances (pillage du pays), la guerre ( pillage du pays et de l’étranger), et les travaux publics, pour veiller à la reproduction. Aux Indes, le gouvernement britannique a réglé les numéros 1 et 2 et jeté complètement par-dessus bord le numéro 3 - et l’agriculture indienne va à sa perte. La libre concurrence subit là-bas un échec complet. »
Mais il amène un élément pour expliquer le déclin commercial des Arabes avant Mahomet, et ceci en lien avec les caractéristiques propres à l’Orient ci-dessus précisées:
« Cette fertilisation artificielle du sol, qui cessa dès que les conduites d’eau se détériorèrent, explique le fait, autrement bien étrange, que de vastes zones soient aujourd’hui désertes et incultes, qui autrefois étaient magnifiquement cultivées ( Palmyre, Petra, les ruines du Yémen, x localités en Egypte et en Perse, et dans l’Hindoustan); ceci explique également qu’une seule guerre dévastatrice ait pu dépeupler un pays pour des siècles et le dépouiller de toute sa civilisation. C’est dans cet ordre d’idées que se situe également , je crois l’anéantissement du commerce de l’Arabie méridionale avant Mahomet, que tu considère très justement comme un des éléments capitaux de la révolution mahométane. »
Les conditions prédominantes dans tout l’Orient déterminent l’existence et la pérennisation du MPA qui a besoin du système d’irrigation des terres. Mais les guerres, souvent menées par des peuples nomades poussés par la surpopulation ou l’appauvrissement des pâturages, ou des royaumes rivaux, peuvent anéantir rapidement et pour des siècles la civilisation dans ces aires en réduisant les infrastructures à des ruines. Le développement du commerce et par conséquent le mouvement de la valeur d’échange en sont eux-mêmes ruinés. Ce qui influe sur les voies du commerce mondial et notamment entre Orient et Occident:
« Je ne connais pas avec assez de précision l’histoire du commerce des six premiers siècles de l’ère chrétienne pour pouvoir juger dans quelle mesure des causes matérielles générales , à l’échelle mondiale, firent préférer la voie commerciale qui par la Perse mène à la mer Noire, et par le golfe Persique , à la Syrie et l’Asie Mineure, à la route qui empruntait la mer Rouge. Il est une chose en tout cas qui ne fut certainement pas sans grandes conséquences: c’est la sécurité relative des caravanes dans l’empire persan bien gouverné des Sassanides, alors que le Yémen fut, de 200 à 600, constamment asservi, envahi et pillé par les Abyssins. »
Ainsi il est parfaitement clair que sous l’effet de différentes causes historiques les voies commerciales s’étaient déplacées de la Mer Rouge vers la le Golfe Persique. Parmi ces causes, les guerres menées par les Ethiopiens en Arabie méridionale, appuyés par les Byzantins en guerre permanente avec la Perse avaient provoqué le déclin de la civilisation arabe du Sud:
« Les villes de l’Arabie méridionale, encore florissantes sous les Romains, n’étaient au VII° siècle que de véritables déserts de ruines ; en 500 ans, les Bédouins du voisinage s’étaient appropriés sur leurs origines des traditions fabuleuses et purement mythiques (voir le Coran et l’historien arabe NOVAÏRI); et l’alphabet avec lequel leurs inscriptions étaient composées était presque totalement inconnu, bien qu’il n’y en eût pas d’autre, de sorte que l’écriture était tombée de facto dans l’oubli . Des choses de ce genre supposent, non seulement un refoulement, provoqué par des conditions commerciales générales, mais une destruction directe et brutale, telle que seule l’invasion éthiopienne peut l’expliquer. L’expulsion des Abyssins eut lieu environ 40 ans avant Mahomet et fut manifestement le premier acte du réveil national arabe, qui était en outre exacerbé par des invasions persanes venues du Nord qui s’avancèrent presque jusqu’à La Mecque.»
Engels tire donc aussi une série de remarques sur les superstructures idéologiques et il conclut ainsi sur Mahomet:
« Je ne vais aborder que ces jours-ci l’histoire de Mahomet lui-même; mais jusqu’à présent , elle me semble présenter le caractère d’une réaction bédouine contre les fellahs des villes, sédentaires mais en déclin, en pleine décadence religieuse aussi à l’époque, qui mêlaient un culte de la nature abâtardi à un judaïsme et un christianisme également abâtardis. »
Nous ne savons pas si Engels a poursuivi ses recherches sur ce point, mais son analyse nous paraît à ce moment trop unilatérale, ne tenant pas assez compte de la lutte au sein des villes mêmes et par conséquent de la différenciation de classe à l’intérieur des tribus citadines, comme à La Mecque dans la tribu des Qorayshites.
Cette différenciation a été produite par le développement du commerce et l’autonomisation de la valeur d’échange dans des villes dont la situation était privilégiée, rapprochant certaines couches de ces tribus, écartées des richesses ou du pouvoir de décision, des Bédouins qui étaient directement frappés par les troubles du VI° siècle et par une probable tendance à la surpopulation relative aux conditions du moment.
Il faut notamment tenir compte du fait qu’une civilisation ancienne exista tant dans l’actuel Sahara que dans les déserts d’Arabie, et que les actuelles oasis ne sont plus que l’évocation de grands lacs dont l’assèchement, sous l’effet de changements climatiques naturels, a probablement été accéléré par les déboisements et l’élevage, en particulier des ovins, rendant la situation des populations de ces contrées de plus en plus difficile et dépendante des flux commerciaux et de leurs fluctuations. Ainsi les tribus de Bédouins qui dépendaient du commerce de l’Arabie du Sud ont du subir de plein fouet la décadence de cette région et les remaniements des routes commerciales, alors que celles de la région de La Mecque semblent au contraire en avoir profité.
Les conflits d’intérêts ont ainsi frappé les relations entre tribus mais encore entre clans et entre membres d’un même clan. Mais les conditions générales ne permettaient pas non plus l’émergence des classes sociales modernes, d’où la nécessité de trouver pour la classe des marchands une forme de domination qui s’adapte au fondement tribal tout en unifiant les tribus contre les perses et les byzantins. Le développement de la valeur d’échange devait être favorisé en évitant qu’il ne dissolve les liens communautaires. D’où, comme pour les juifs, le rôle d’intermédiaires marchand entre orient et occident joué par les arabes durant tout le moyen-âge, et le rôle des croisades occidentales pour essayer de les en débouter.
Par la suite, le développement de la « civilisation islamique» est déterminé par ce rôle joué par les arabes, après l’unification de la péninsule arabique et les invasions des empires romain et perse décadents, dans le commerce entre orient et occident. La monopolisation de ce dernier par les arabes est comme une revanche historique sur les maux qu’ils ont endurés de la part des empires rivaux du Nord. Et les profits énormes qu’ils en ont retiré ont plus que compensé la faible capacité productive des campagnes de l’empire musulman.
L’association des tribus de Bédouins par Mahomet et ses successeurs à l’expansion arabe et à la domination commerciale arabe permit de surmonter ces difficultés tout en maintenant le caractère et les idéaux communautaires de celles-ci. Mais ceux-ci durent se modifier et s’adapter aux nouvelles réalités ou entrer en pleine décadence.
7/ COMMUNAUTE, CLASSES ET ETAT DANS L’AIRE ARABE
Nous avons déjà évoqué le caractère communautaire de l’organisation sociale dans le MPA, la persistance de ce caractère avec la propriété collective du sol dans tout l’orient à la suite de Marx/Engels dans la partie II de ce travail. Or un grand nombre de ces caractères subsistent encore aujourd’hui dans l’aire arabe et jouent un rôle important dans la lutte entre les classes qui s’y déroule depuis la crise économique mondiale de 2008/2009. Notamment la persistance d’une organisation tribale et d’une certaine symbiose entre éleveurs nomades et agriculteurs sédentaires. Mais nous avons également précisé l’existence des classes sociales et de l’Etat , et par conséquent de la lutte des classes malgré cette persistance. Pour autant la forme idéologique qu’a revêtu cette lutte et cet Etat, la religion islamique, perdure aussi et ressurgi sous des variantes politiques qu’il convient d’analyser si l’on veut être à même de comprendre les évènements en cours dans l’aire arabe et ses différentes extensions dans le monde ainsi que ses perspectives futures.
Toutefois cette lutte ne parvient pas, dans le cadre du MPA, à déboucher sur une révolution des rapports sociaux qui permettrait aux forces productives de se développer sur une nouvelle base. Ce qui ne signifie pas que les forces productives ne se développent plus, mais que si elles ne stagnent pas ou ne régressent pas, comme dans le cas où des guerres mettent en ruine les infrastructures, ce développement aboutit toujours au même résultat, au même renforcement de l’Etat despotique et du mode de production asiatique sur lequel il repose. Ce développement apparaît avant tout comme expansion et nous verrons que dans le cas de l’aire arabe à l’époque de la civilisation islamique ce trait est particulièrement évident et entraîne de lui-même un nouveau développement, mais toujours sur les mêmes bases productives et suivant les mêmes rapports sociaux de production. Ce qui n’exclue pas, tout au contraire, l’apparition de caractères originaux propres à la civilisation arabe islamique. Parmi lesquels l’usage de la langue arabe écrite et parlée dans un territoire allant de l’océan Indien à l’Atlantique. Or pour le marxisme le langage et l’écriture constituent des moyens de production et par conséquent des forces productives.
Pour ce qui est du langage:
« On ne peut expliquer l’origine du langage et des langues qu’à partir des caractères matériels du milieu et de l’organisation de la production. La langue d’un groupe humain est elle-même un de ses moyens de production. »
« Il n’y a donc aucun doutes sur la définition marxiste: le langage est un des instruments de production. »
« Les forces productives matérielles de la société sont, aux différents stades du développement , la force de travail physique de l’homme les outils et instruments dont on dispose pour la mettre en application (…). »
( « Facteur de race et de nation dans la théorie marxiste » BORDIGA)
En outre, la division du travail et la technique productive demeurent étroitement limitées en dehors des villes où s’organise le pouvoir. Ce qui n’a pas empêché la civilisation arabe de l’époque de l’empire islamique, du califat, d’être à l’origine de la généralisation à d’autres aires d’un nombre important de découvertes et d’inventions qu’elle a su intégrer et adapter voire développer. Mais comme nous le signalons ci-dessus, la richesse de cette civilisation provient en grande partie du commerce entre orient et occident, et entre Afrique et Eurasie. D’Afrique provenaient une grande partie de l’or et des esclaves qui circulaient alors dans le monde dit civilisé… Autrement dit une grande partie de la richesse universelle et de la principale force productive, même si le MPE (mode de production esclavagiste) était déjà en voie d’être supplanté en Occident par le MPF (mode de production féodal).
Si une vieille civilisation arabe et des Etats avaient existé dans cette aire avant l’Islam, comme au Yémen ou dans le Croissant Fertile, dans toute l’Arabie centrale habitée essentiellement par des Bédouins il n’existait pas ou plus d’Etat proprement dit.
Les Bédouins étaient organisés en Tribus:
« Les Bédouins qui se reconnaissaient un ancêtre commun formaient une tribu subdivisée en clans (groupes de tentes) et en familles. Le clan était le cadre de vie en dehors duquel toute existence était impossible en raison de la très forte solidarité (asabiya) qui unissait les hommes. »
( « La civilisation islamique » J. BURLOT - éditions Hachette)
Au sein, ou au dessus de cette organisation communautaire il n’existe pas d’Etat proprement dit, d’organisation placée au dessus de classes sociales opposées et antagonistes, qui aurait répondu aux intérêts d’une classe dominante. Celui-ci est encore contenu par des liens communautaires très forts. D’où le fait que le développement de la valeur d’échange et sa pénétration dans la péninsule arabique en tendant à les dissoudre provoque une crise dont l’Islam sera la solution historique, tout comme le christianisme le fut pour le monde romain. Par la suite l’histoire se poursuit comme le dit Marx sous la forme d’histoire des religions au travers des schismes et des sectes de l’islam.
« Les Bédouins se conformaient à un idéal moral (muruwa: virilité) fait de courage, d’endurance, de dignité, du sens de l’honneur et de l’hospitalité. La justice reposait sur la loi du talion et la vendetta (Tha’r) , ce qui entraînait des meurtres en série, sauf si on payait le prix du sang par une compensation (Diya). Le clan, élément principal de cette société, était dirigé par un cheikh (ou Sayyid) , doyen qui, loin de disposer d’un pouvoir absolu, gouvernait assisté du conseil formé par l’ensemble des chefs de famille. »
(« La civilisation islamique » J.BURLOT - éditions Hachette)
On en était donc encore, au mieux, au stade précédent la confédération de tribus. Mais désormais le processus d’autonomisation des classes et des individus vis-à-vis de la communauté est enclenché et irréversible. C’est de ce processus que naît l’Etat islamique#. Les différentes tribus doivent se soumettre à Dieu, cette soumission relève de l’individu, car la loi de Dieu s’applique à tout individu quelle que soit son appartenance communautaire. L’Islam permet la réalisation d’une nouvelle communauté qui ne répond plus aux règles tribales mais tend à les subsumer dans un ensemble plus vaste qui inclut l’existence des classes sociales et contient leurs antagonismes dans des limites imposées par l’Etat:
« Médine formait, désormais, on l’a dit, un Etat. Un Etat d’un type spécial, mais indubitablement un Etat. C’était un Etat théocratique, c’est-à-dire que le pouvoir suprême était dévolu à Allah lui-même. Allah fait entendre sa volonté par l’organe de Mohammad et par lui seul. Si nous estimons que la voix d’Allah c’est en réalité l’inconscient de Mohammad, il faut en déduire que nous avons affaire en principe à une monarchie absolue. Qui pourrait tempérer, infléchir, modifier, contredire la volonté d’Allah?
Pourtant, en pratique, il n’en est pas tout à fait ainsi. C’est qu’Allah ne fait entendre sa voix que dans les grandes occasions. Les décisions multiples qui doivent être prises pour diriger et organiser la vie de la communauté médinoise dépendent, en principe, des mêmes autorités qu’autrefois: les chefs des conseils . »
( Mahomet - M.RODINSON - idem -p.254/255)
Au sujet de la crise générée dans cette société tribale avec son organisation communautaire clanique en rapport avec le développement de la valeur d’échange, encore une citation de J.Burlot:
« La Mecque occupe une dépression entre des montagnes abruptes et dénudées. Elle avait été fondée environ deux siècles avant l’hégire et les qorayshites qui s’y sédentarisèrent. Ils firent de la ville un sanctuaire et un marché. La Kaaba, cube de maçonnerie dont on fit remonter la création plus tard à Abraham, jouissait d’une grande notoriété, grâce à la pierre noire, une météorite qui y était enchâssée. Chaque année s’y déroulait un pèlerinage en liaison avec les foires qui se tenaient dans les contrées environnantes. Ainsi à Ukaz une grande foire servait aussi de cadre à des concours de poètes arabes et on y venait pour dénoncer les traîtres et les ennemis et réclamer justice. La Kaaba et le pèlerinage procuraient aux Qorayshites un grand prestige auprès des autres tribus arabes. Bien située à mi-chemin entre le Yémen et la Syrie, La Mecque était devenue une plate-forme commerciale qui avait profité des troubles que le Yémen connut au VI° siècle. On semble déceler dans la période de jeunesse du Prophète une véritable course à l’enrichissement qui portait ombrage à l’ancien idéal tribal. »
Ceci confirme ce qu’avancent Marx et Engels dans les citations précédentes.
Ainsi des classes se précisent au sein de la société tribale des Bédouins et la nécessité d’un Etat découle des conflits d’intérêt entre elles.
Avant même le VI° siècle, la tendance à la dissolution de la communauté tribale chez les Bédouins est patente. Mais les classes ne s’autonomisent pas plus que l’individu face à la communauté, elles sont même souvent résorbées du fait des conditions précaires de la production. Car la société bédouine:
« est basée en principe sur l’égalité. Chaque membre de la tribu est égal à chacun des autres. Tout groupe se choisit bien un chef (Sayed). Mais son autorité dépend strictement de son prestige personnel. Il doit veiller à maintenir celui-ci intact. Il en va de son rang. Aussi doit-il déborder de qualités, se conserver une clientèle par ses largesses et par son affabilité , faire preuve de modération en toutes circonstances, suivre la volonté secrète de ceux qu’il entend commander et pourtant faire preuve de vaillance et d’autorité. Et, à la réunion générale du clan, le véto d’un seul pouvait remettre en question une décision importante. Pourtant tous ne sont pas égaux à strictement parler. Certains clans se sont enrichis par la razzia, par le commerce, par le prélèvement de redevances sur les sédentaires ou même sur d’autres nomades. Des personnalités même d’un clan donné ont acquis à certains moments une fortune personnelle. Il y a donc des riches et des pauvres. Mais il suffit d’une période de sècheresse ou d’une péripétie guerrière pour ramener brutalement l’égalité dans la misère. »
(Mahomet - Maxime RODINSON - éditions du Seuil - points politique p.34/35)
HOURANI souligne qu’il existe une symbiose entre éleveurs nomades et agriculteurs sédentaires. Néanmoins celle-ci tend continuellement à faire pencher la balance au profit des uns ou des autres, justifiant pour son rétablissement la restauration de l’unité despotique centrale.
Une chose est à noter lors du développement du nouvel Etat, alors que le prophète s’était révolté contre l’élite de La Mecque, c’est cette même élite qui fraîchement convertie format la direction des troupes qui vont envahir les territoires perses et romains. Mais ce faisant, cette extension hors du désert dans les territoires plus fertiles et plus développés du croissant fertile et de la Mésopotamie jusqu’ aux plateaux iraniens à l’est et l’Egypte à l’ouest vont modifier la forme même de l’Etat. Il ne s’agira plus d’un Etat formé par des tribus commerçantes dominant des tribus nomades d’éleveurs de chameaux et de sédentaires agriculteurs de rares oasis surpeuplées, mais d’un véritable Etat de substitution des Etats despotiques perses et romains.
Le déclin de l’empire arabe est perceptible dès le XI° siècle, autrement dit en rapport avec le développement du MPF en Europe occidentale. La citation suivante de Hourani nous donne une partie de l’explication:
« Les grandes villes étaient aussi des centres manufacturiers qui produisaient des biens courants pour le marché local - textiles, ferronneries, poteries, cuirs et produits alimentaires transformés - et des articles de qualité, en particulier des tissus fins, pour une aire bien plus étendue. Certaines données indiquent, cependant, que la production pour les marchés extérieurs au monde musulman se restreignit à partir du XI° siècle et que le commerce de transit d’articles fabriqués ailleurs- en Chine, en Inde, ou en Europe occidentale - s’amplifia. Cette évolution était liée à la renaissance de la vie urbaine en Europe, et en particulier au développement des industries textiles en Italie. »
(Histoire des peuples arabes - Albert HOURANI - éditions du Seuil - Point histoire. P158)
LA LUTTE DES CLASSES DANS L’AIRE ARABE. 4
8/ LA LUTTE DES CLASSES DANS L’EMPIRE ARABE
Si, comme nous l’avons signalé auparavant, l’Etat islamique est né de la division de la société tribale en classes sous l’effet principalement du développement de la valeur d’échange, et de la lutte entre ces classes, celle-ci n’a pas cessé avec l’instauration de cet Etat. Les contradictions ont été englobées, mais non résolues. Si l’occupation ultérieure de territoires anciennement assujettis à l’Empire romain ou Perse a pu donner un élan nouveau aux tribus arabes et un espoir aux populations exploitées de cette aire, les classes sociales et leurs antagonismes ont subsisté et se sont développés. Mais les luttes ont pris désormais une forme étroitement liée à la nouvelle religion d’Etat, à l’Islam.
Rappelons-nous ce que disait Marx dans sa lettre à Engels citée plus haut:
« En ce qui concerne la religion, la question se ramène à une question générale, à laquelle il est donc facile de répondre: pourquoi l’histoire de l’Orient se présente-t-elle comme une histoire des religions? »
Il ne s’agit pas de répondre ici à cette question, nous l’avons déjà en partie traitée dans les chapitres précédents et nous y reviendrons ultérieurement, mais de constater que les luttes de classes adoptent les formes de l’hérésie et des sectes islamiques. Les grands schismes de l’Islam correspondent effectivement à de telles luttes. Cet aspect des choses est important pour comprendre les luttes non seulement telles qu’elles se sont déroulées dans le passé, mais encore aujourd’hui, même si le contenu en a été modifié.
En Occident aussi les luttes du moyen-âge revêtaient des formes idéologiques religieuses, schismatiques et hérétiques. Il suffit de rappeler les Cathares, les Hussites et durant la grande guerre révolutionnaire des paysans en Allemagne, le rôle joué par Luther et par Münzer. Durant la contre-révolution, certaines sectes religieuses maintenaient la flamme contre le centre despotique de l’Eglise:
« Il est donc clair que toutes les attaques dirigées en général contre le féodalisme devaient être avant tout des attaques contre l’Eglise, toutes les doctrines révolutionnaires, sociales et politiques, devaient être , en même temps et principalement , des hérésies théologiques. Pour pouvoir toucher aux conditions sociales existantes, il fallait leur enlever leur caractère sacré. » (La guerre des paysans en Allemagne. F. Engels)
Tout comme le christianisme primitif pouvait servir de cadre idéologique aux mouvements plébéiens de l’Europe féodale, l’Islam primitif pouvait aisément porter les revendications égalitaires et communautaires des bédouins:
« Religion sans église, l’Islam laisse le croyant seul face à Allah. Tous les croyants sont fondamentalement égaux au regard de Dieu. La fraternité des croyants et leur égalité devant Dieu sont les principes fondamentaux. L’imam n’est que le dirigeant de la prière collective; il ne joue aucun rôle d’intermédiaire entre le croyant et Allah. Partant de là, Louis Massignon a pu définir l’Islam comme une ‘théocratie laïque et égalitaire’. Nous verrons que le shiisme a introduit des intermédiaires entre les hommes et Dieu. » (La civilisation islamique. J. Burlot p.19)
Ce qui indique bien le caractère de réaction de l’Islam contre l’autonomisation de la valeur d’échange dans la région du centre ouest de la péninsule arabique au temps de Mahomet, et contre ses conséquences sur la communauté. Mais en ce qu’il constitue également la constitution d’un Etat et le maintien sous l’égide de cet Etat d’une division de l’ancienne société tribale en classes et du développement de la valeur d’échange par le commerce, il contient sa propre évolution contradictoire à travers les schismes et les hérésies comme manifestation de la lutte entre les classes et de la dissolution la vieille communauté tribale. Toutefois, et malgré la colonisation et les progrès récent du capitalisme mondial, étant donné les conditions géo-historiques, cette dernière, tout comme le caractère collectif de la propriété foncière, se maintiendra jusqu’à aujourd’hui sous différentes formes dans de nombreuses régions de cette aire.
A la mort du prophète éclatent des luttes entre tribus et entre clans. Les conquêtes apparaissent à la fois comme un moyen de résoudre un problème économique, s’emparer des richesses des provinces perses et romaines, mais également comme un moyen efficace de dévier les énergies des tribus bédouines hostiles à l’Etat et à son administration:
« La conquête se place, d’autre part, aussitôt après la sécession des tribus bédouines qui avait suivi la mort du prophète. Abu Bakr trouva dans la conquête un exutoire pour dompter les énergies et donna son accord pour les premières expéditions en Syrie et en Irak. L’initiative de ce côté est d’ailleurs venues des tribus situées près de la frontière et non du pouvoir central de Médine. »
( Burlat: La civilisation islamique, p.27)
La question de la succession à la tête du nouvel Etat arabe islamique fait ressurgir l’ensemble des contradictions et va déboucher rapidement sur une division de la communauté qui préfigure celle du futur empire.
Dès le début du Califat des luttes éclatent entre fractions de la nouvelle classe dominante au sujet de la succession du Prophète et des relations entre l’Etat et la religion. D’ailleurs, à la mort du Prophète, ce sont les chefs des clans auxquels Mahomet s’était heurté qui tendent à prendre la tête des conquêtes et par la suite, s’emparer du pouvoir sur les terres conquises:
« Le troisième (calife), Othman, était encore un vieux compagnon du Prophète, mais il appartenait à l’aristocratie qoraishite et il ne manqua pas de favoriser ses proches parents. Il semblait que la classe dirigeante mecquoise prenait sa revanche en occupant les principaux postes de direction de la communauté, tout en se livrant à une course à la richesse. Les Arabes obtinrent l’autorisation de posséder des terres hors d’Arabie, ce qui laissait entrevoir la création d’une classe dévouée au pouvoir. » (La civilisation islamique. J. Burlot p.23)
Il se formera donc au cours des conquêtes, sous le règne d’Othman entre 644 et 656, une classe de gros propriétaires fonciers étroitement liés au pouvoir et notamment au profit de l’aristocratie qoraishite contre laquelle Mahomet avait lutté. La lutte entre fractions rivales débouche sur l’assassinat d’Othman et prélude aux divisions ultérieures. Mais la question de la succession se résout momentanément dans l’accession au pouvoir sur le califat d’une dynastie héréditaire avec l’élection de Mo’awiya en 661. Damas en sera le centre. Burlat souligne:
« La prise du pouvoir par Mo’awiya signifie la victoire décisive de l’aristocratie qoraishite sur les compagnons du Prophète. Mo’awiya est en effet le fils d’Abu Sufyan, l’ancien chef des mecquois hostiles au Prophète. » (La civilisation islamique p.35)
Il faut également souligner qu’au début du Califat omeyyade l’influence byzantine reste dominante. Il faut attendre l’avènement du règne d’Abd Al Malik, en 685, pour que l’empire arabe atteignant son apogée, l’arabisation de l’administration des anciennes provinces byzantines parvienne à s’imposer et, ce n’est certainement pas un hasard, que la frappe des premières pièces arabes apparaisse.
La question de la succession repose donc le problème de la contradiction entre classes et ordre tribal, classes et communauté, et valeur d‘échange et communauté. La communauté islamique englobe la contradiction mais celle-ci se manifestera sur une échelle plus vaste à la suite des conquêtes et de l’établissement du califat, faisant également intervenir la question des nationalités en formation. D’autant que le mouvement de la valeur d’échange prend un nouvel essor dans le cadre du nouvel empire arabe qui monopolise alors une grande partie du commerce entre orient et occident ainsi qu’entre l’Europe et l’Afrique. Déjà dans la période qui précède l’Islam La Mecque avait connu comme nous l’avons signalé un développement important de celle-ci avec les conséquences sur la cohésion d’une société encore largement organisée suivant des principes tribaux, claniques ou gentilices:
« La Kaaba et le pèlerinage procuraient aux Qoraishites un grand prestige auprès des autres tribus arabes. Bien située à mi-chemin entre le Yémen et la Syrie, La Mecque était devenue une plate-forme commerciale qui avait profité des troubles que le Yemen connut au VI° siècle. On semble déceler dans la période de jeunesse du Prophète une véritable course à l’enrichissement qui portait ombrage à l’ancien idéal tribal. » (La civilisation islamique. P.11 Burlat)
Shiisme et Kharijisme.
« La première querelle à caractère dogmatique s’instaure , déjà à l’époque des Compagnons, autour du problème de la foi et des œuvres . Pour les politiciens et les conquérants, l’adhésion externe manifestée par la pratique des 5 piliers de l’Islam, à savoir la profession de foi, la prière, l’aumône légale, le jeune et le pèlerinage, suffit pour justifier l’appartenance à l’umma ou communauté, puisque la foi est dans le cœur et, partant, invérifiable.
Les mouvements kharijites et shiites, nés en 657 à la suite de l’arbitrage entre le calife Ali et Muawiya, gouverneur de la Syrie et fondateur de la dynastie des Umayyades, donnèrent une tournure aigüe et dramatique à ce problème, en face du redoutable spectre de la division qui menaçait l’existence même de la communauté. »
(L’Islam et ses sectes Histoire des religions La Pléiade p.41)
Derrière cette querelle théologico-philosophique se dresse la luttes des classes qui menace effectivement la communauté des conquérants arabes déjà dominée par une aristocratie héréditaire. La lutte opère à plusieurs niveaux entre composantes de la communauté des conquérants et au sein même des peuples conquis entre ceux qui se sont imposés comme administrateurs déjà en places de la machine de l’Etat et ceux qui en subissaient le poids doublement en tant que classes opprimées et non musulmans. La prédominance byzantine sur les perses fait aussi intervenir dans ces luttes l’élément des nationalités qui passeront des byzantins aux perses, puis des perses aux mongols et aux turcs. Ces derniers finissant par dominer définitivement la composante arabe jusqu’à la colonisation occidentale, à l’exception du Maroc et de l’Arabie centrale.
En outre, dans les régions conquises règnent également des rapports sociaux propres à d’autres mode de production. Dans l’ancien empire perse tout comme dans les provinces orientales de l’ancien empire romain, l’esclavage s’était développé et les révoltes d’esclaves étaient monnaie courante.
Les révoltes d’esclaves secouent la nouvelle société, surtout là où, comme en Mésopotamie, ceux-ci sont utilisés dans la production, et concentrés, comme dans les champs de canne à sucre.
Les mouvements gagnent les campagnes et les paysans et comportent souvent un fort caractère égalitariste, et même communiste:
« Chez les paysans on assiste au réveil des vieilles tendances iraniennes à l’égalitarisme agraire, celles qui, sous les Sassanides déjà, vers la fin du V° siècle, avaient inspiré le mouvement mazdékite, lié socialement aussi à la poussée de l‘économie et à l‘essor du mouvement urbain. Aux VIII° et IX° siècles , l’Iran et la Mésopotamie sont le théâtre de révoltes dirigées par de prétendus prophètes qui se réclament des idées de Mazdak, notamment Sunbadh le mage(754-755) et Ustadhasis (766-769), tous deux inspirateurs et chefs de mouvements où se mêlent les rancœurs suscitées par l’assassinat d’Abu Muslim, l’apôtre du mouvement abasside-alide à ses débuts. »
(« L’Islam dans sa première grandeur. » Maurice Lombard p.171 Champs Flammarion)
A la suite de toute une série de révoltes qui marquent la fin du VIII° siècle éclate la révolte de Balbek:
«
Une des plus grandes explosions de la lutte des classes dans l’ empire arabe éclata au X° siècle et gagna tout le monde musulman jusqu’en Espagne. Mais le mouvement partit des villes:
Mais, d’une manière générale, toutes ces luttes dans l’empire arabe aboutissaient au rétablissement de l’ordre social du despotisme oriental et au maintien des rapports sociaux de production du mode de production asiatique, tout comme les luttes héroïques des esclaves dans l’empire romain n’avaient jamais abouti et ne pouvaient aboutir, à un autre résultat dans les conditions du mode de production esclavagiste de l’aire occidentale. L’élément le plus dynamique restant la bourgeoisie commerçante, qui, placée dans les conditions orientales, ne pouvait toutefois dépasser certaines limites fixées par l’islam lui-même, et ne déboucha jamais sur une véritable autonomisation comme en Europe Occidentale à l’apogée du féodalisme.
9/ MARX, ENGELS, ET LA QUESTION NATIONALE/COLONIALE.
A partir de la colonisation de l’aire arabe par les nations capitalistes on a pénétration du capital, dissolution de la communauté et formation des classes de la société capitaliste: bourgeoisie, prolétariat et propriétaires fonciers. Mais étant donné les caractéristiques de cette aire, avec la résistance particulière du caractère communautaire, et les effets pervers du colonialisme capitaliste qui tend à limiter le développement économique et à l’orienter au profit des colons, et surtout en fonction des besoins de la puissance colonisatrice, on doit se demander dans quelle mesure ces classes ont été produites. Cette question rejoint celle que posait Invariance et que nous avons cité au sujet du passage du MPA au capitalisme dans la première partie de ce travail.
Les questions nationales et coloniales sont étroitement liées pour le marxisme. Et l’on ne peut tirer de leçons historiques de la lutte des classes dans cette aire stratégique sans rappeler non seulement l’historique de la colonisation capitaliste dans ses différentes régions mais encore les positions du marxisme vis-à-vis de la question nationale, à commencer par celle de Marx et Engels eux-mêmes.
Evidemment ces questions rebondissent nécessairement sur tout un ensemble d’autres questions qui ne peuvent être approfondies sans sortir du cadre de notre exposé#. Et nous l’avons déjà vu pour la question des modes de production et des formes de propriété correspondantes, surtout pour le MPA, et leur succession selon les aires considérées, mais c’est aussi le cas lorsque l’on veut définir le colonialisme. On ne peut éviter de rencontrer sur notre chemin la question de la périodisation du MPC, et les analyses qui furent développées par les théoriciens de la II° Internationale.
Lénine considérait que l’impérialisme, défini comme une phase historique du développement du MPC, la phase ultime, était inséparable du colonialisme et que la lutte des peuples dominés convergerait avec celle des prolétaires pour renverser le capitalisme. Notamment en sapant les surprofits coloniaux dont les miettes alimentaient l’aristocratie ouvrière des puissances impérialistes occidentales. Nous reviendrons plus loin sur cette question cruciale pour la stratégie et la tactique de la III° Internationale et montrerons ses limites tant théoriques qu’historiques.
Pourtant, non seulement les révolutions anticoloniales ont fini par libérer les nations colonisées partout dans le monde, mais le MPC n’a toujours pas agonisé, au contraire il s’est considérablement renforcé à l’échelle mondiale, même si ses crises recommencent à menacer la paix sociale qu’il était parvenu à instaurer en intégrant le prolétariat des métropoles occidentales dans sa communauté matérielle.
Les anciens pays colonisés ont à leur tour connu un développement capitaliste et certains d’entre eux comme la Chine, l’Inde et le Brésil sont aux marches de cette ascension qui amena les bourgeoisies euro-américaines à la domination mondiale. Mais la plupart des zones anciennement colonisées demeurent sous la domination néocoloniale des anciennes métropoles colonialistes en concurrence avec les nouveaux élus susmentionnés. D’ailleurs cette concurrence, conjuguée aux effets de la crise mondiale, explique en grande partie la tournure que prennent les évènements dans l’aire arabe et les formes d’intervention des impérialismes selon les régimes politiques et les enjeux économiques et stratégiques, s’immisçant dans la lutte entre les classes, appuyant telle ou telle fraction, ou en intervenant directement, comme en Lybie, en Syrie, en Irak, en Afghanistan ou au Mali etc.
La question nationale s’est imposée au marxisme dès sa naissance, et fut au cœur des révolutions de 1848. Pendant la période de contre-révolution allant de 1852 à 1864, Marx et Engels défendent les luttes de libération nationale, que se soit en Pologne, en Irlande, en Italie, en Hongrie ou bien sûr en Allemagne. Or, il est de mise de dénigrer dans une partie du petit milieu révolutionnaire les positions marxistes en la matière, rejoignant ainsi les positions proudhoniennes et européocentristes des petits bourgeois occidentaux. Ce fut le cas par rapport aux révolutions anticoloniales, et cela l’est toujours par rapport à la lutte des classes dans les autres aires, comme en particulier dans l’aire arabe où le CCI ne conçoit pas que le prolétariat puisse déboucher sur une lutte révolutionnaire sans que celui d’Occident ne le dirige. Il confond alors deux questions distinctes: celle de la possibilité d’une révolution prolétarienne inaugurée dans des aires de capitalisme arriéré et celle de la nécessité de la révolution dans les aires de capitalisme avancé pour la victoire internationale et définitive de la révolution communiste. Rappelons ce que disait Invariance à ce sujet:
« En conséquence critiquer la faiblesse des mouvements prolétariens dans les aires asiatique et africaine, leur nier une importance révolutionnaire, sans opérer une confrontation avec le cycle historique de la classe prolétarienne, cela aboutit finalement à du racisme car c’est nier aux prolétaires noirs ou jaunes ce que Marx et Engels reconnurent à ceux de l’Europe occidentale. C’est d’autant plus du racisme que dans l’occident héritier de la grande tradition révolutionnaire, le démocratisme le plus plat triomphe. » (Invariance série I n°6 thèse 3.3.8) #
Par ailleurs les révolutions anticoloniales ont eu d’immenses répercussions quand au développement du MPC dans l’aire occidentale, forçant des pays comme la France, mais encore la Belgique, la Hollande, l’Espagne et le Portugal, à se moderniser. On eut une industrialisation de l’agriculture et une rationalisation de la circulation du capital, qui entraînèrent une réduction des classes petites bourgeoises traditionnelles (petits commerçants, petits paysans, artisans) et un gonflement des nouvelles classes moyennes salariées. L’exode rural et l’urbanisation se sont accélérés. Une telle évolution toucha aussi les différents secteurs de l’industrie qui furent restructurés, et la tendance à l’automation en fut accentuée, avec rationalisation de l’ensemble du procès de vie de l’être capital.
La lutte pour les droits civiques des noirs aux EU prit aussi de l’importance au fur et à mesure que les peuples noirs d’Afrique engageaient la lutte contre les colons et se libéraient du colonialisme. La victoire du Vietnam sur les USA et les guérillas d’Amérique latine ne furent pas non plus étrangères au regain et à l’intensification de la lutte des classes dans les années 60/70, ni aux bouleversements dans les superstructures politiques et idéologiques des Etats frappés par ces conséquences directes du mouvement de décolonisation. Mais encore la forme même que prit ces luttes et les résultats auxquels elles ont abouti.
La vague de luttes qui culmine en France en Mai Juin 68 a mis en mouvement toutes les classes de la société bourgeoise telle qu’elle était en train de se métamorphoser, et au premier rang les nouvelles classes moyennes salariées propres à la phase de domination réelle du capital sur la société.
Le parti s’est aussi intéressé au développement des autres aires pour plusieurs raisons. Dans un premier temps ce qui a préoccupé le parti communiste, au cours des révolutions de 1848, ce fut la situation dans l’aire slave et tout particulièrement en Russie, question qui fut particulièrement obsédante pour Marx et Engels durant toute leur existence. En effet le despotisme qui régnait sous le régime tsariste en Russie et ses tendances expansionnistes constituaient la principale menace pour la révolution européenne. La question de savoir comment un mouvement révolutionnaire pouvait se développer dans cette aire devenait ainsi crucial pour le prolétariat et la démocratie en Europe. Pour les populistes et avant eux les slavophiles, la Russie était réfractaire à la civilisation occidentale et au développement du capitalisme. Mais pour le marxisme la question était plus complexe et Marx avait donné peu avant sa mort la réponse dans une lettre à Vera Zassoulitch, populiste qui devint marxiste tout comme Plekhanov :
« cit »
Le prolétariat d’Europe occidentale était directement concerné par l’expansionnisme russe qui représentait un renforcement de la réaction en Europe et un danger direct pour le mouvement national démocratique. C’est l’Empire tsariste qui avait écrasé la révolution en Europe centrale de concert avec la Prusse et l’Autriche. D’où l’intérêt que Marx et Engels portaient à cette question et tout particulièrement après 1848.
10/ MARX/ENGELS ET LA QUESTION D’ORIENT
10/1 L’empire Ottoman
La décolonisation et la formation de nations modernes, d’Etats nations bourgeois dans l’aire arabe ont suivi un cours conditionné en partie par la nation colonisatrice elle-même, en partie par les particularités régionales qui s’étaient historiquement développées avant la colonisation
10/2 La colonisation du Maghreb
Considérons la situation du Maghreb avant la colonisation française. Nous laisserons pour l’instant de côté la Lybie et la Mauritanie.
Géographiquement:
« La géographie partage les Etats du Maghreb en deux zones très différentes par leur vocation naturelle : au nord , le Maghreb proprement dit, le pays utile, méditerranéen et subtropical, au sud le Sahara maghrébin. On admet traditionnellement pour limite nord du Sahara le ligne septentrionale des dernières palmeraies qui suit le versant sud de l’Anti-Atlas et du Haut-Atlas oriental marocain, de l’Atlas saharien algérien et des chaînes de Gafsa en Tunisie. Ainsi délimité, le Maghreb méditerranéen et subtropical occupe 765 000 km2 et le Sahara maghrébin 2 052 000 km2.
Le Maghreb méditerranéen est ainsi isolé du monde arabe égyptien et oriental comme du monde noir par des milliers de kilomètres de désert. Séparé de l’Europe par la mer, il mérite bien le nom que les arabes lui ont donné: Djaziret al Maghreb, l’île du couchant. »
(« Le Maghreb moderne » Samir Amin éditions de Minuit p. 9/10)
Concernant la géographie du Maghreb, Samir Amin fait une remarque qui souligne l’analogie avec le Croissant fertile:
« Par sa structure géographique, son climat et ses modes de vie, il rappelle beaucoup la moitié occidentale du Croissant fertile, c’est-à-dire les pays de la grande Syrie (Etat de Syrie, Liban, Israël, Jordanie).
Nous traiterons plus loin de la question de la colonisation européenne dans la partie orientale de l’aire arabe.
Marx et Engels ont abordé la colonisation du Maghreb dans plusieurs textes, et notamment pour une encyclopédie américaine, respectivement Marx sur Bugeaud et Engels pour Algérie.
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